2011-11-11 - Dire et ne pas faire
L'apostrophe sévère que lance Jésus aux Autorités religieuses de son temps dénonce une attitude qui - à y regarder de près - fait partie du comportement humain. Sous toutes les latitudes et à toutes les époques, l'homme lucide et honnête avec lui-même reconnaît l'écart qui sépare ses paroles de ses actes. Dire et ne pas faire ! Indiquer une route et ne pas la prendre ! Donner une orientation et ne pas la suivre ! Bref, s'en tenir à un discours qui ne s'incarne pas dans une action. En somme, parler pour les autres, mais pas pour soi ! L'homme généreux et exigeant ne peut s'accommoder de cet état, mais s'il est "vrai", il ne peut que le reconnaître !
Cet écart a un nom que Jésus n'hésite pas à prononcer au fil des pages de l'Evangile : l'hypocrisie ! C'est sans doute le travers humain contre lequel il s'est le plus élevé ! Une phrase le résume dans ce passage qui vient d'être lu : "Vous liez de pesants fardeaux sur les épaules des gens et vous-mêmes, vous ne les remuez pas du doigt." L'hypocrisie ne provient pas de ce qu'on a omis de faire le bien, mais de ce qu'on ne l'a pas fait alors même que l'on pressait les autres de le faire. Là est la véritable entorse qui fait boiter toute l'existence !
Le mouvement que Jésus cherche à déclencher dans le soeur des hommes, c'est celui d'une parole qui a des effets concrets dans la vie ; à la limite, il vaut mieux un acte qu'une parole ! C'est le sens de la parabole des deux fils que le Père envoie à sa vigne : l'un lui dit "oui" et il n'y alla pas ; l'autre lui dit "non", mais il y alla quand même. Et Jésus de conclure : c'est le second qui doit être félicité.
L'Evangile sera toujours plus grand que ce que nous pouvons en faire.
Une fois cette toile de fond posée, vous voyez dans quelle situation se trouve celui qui, chaque dimanche, est appelé à commenter l'Evangile, avec la mission de le faire toujours plus entrer dans la vie de chacun. Si le prêtre considère sa vie, s'il la compare en vérité avec l'Evangile qu'il prêche, aura-t-il encore le courage de faire l'homélie du dimanche sans avoir le sentiment que les reproches de Jésus s'adressent à lui particulièrement.
Dans ces conditions, on entrevoit deux solutions possibles :
- La première c'est d'entrer dans le silence ! Ne plus rien dire ! Mais alors, c'est laisser croire que l'on est en accord avec tout, c'est se montrer indifférent, comme si tout était égal !
- la seconde solution, c'est de ne parler que de ce qu'on a mis soi-même en application ! Mais alors, on risque bien de se donner en modèle, de se prêcher soi-même ! Et surtout de faire disparaître des pans entiers de l'Evangile, ceux qu'on ne parvient pas à appliquer !
Il y a bien une dernière solution : c'est tout simplement de mettre tout l'Evangile dans toute notre vie! On sait bien que c'est au-dessus de nos forces ! L'Evangile sera toujours plus grand que ce que nous pouvons en faire ! Nous serons toujours au-dessous !
Ainsi, quand le prêtre continue de faire l'homélie le dimanche, il devrait toujours être dans une disposition intérieure bien précise :
- Frères, aidez-moi à vivre ce que je vous dis !
- Comprenez que je dois le dire, malgré mes défaillances.
- Recueilliez la Parole de Jésus même si cette Parole vous arrive par mes lèvres ! Car c'est la Parole de Jésus que j'ai la charge de vous faire entendre, et non la mienne ! Mes paroles à moi peuvent disparaître, mais pas celles de Jésus. On reconnaît dans cette attitude la spiritualité de saint Jean-Baptiste : "Il faut qu'il grandisse et que moi, je diminue !"
Le prêtre reçoit la mission de dire la Parole de Jésus.
Pour ma part, je n'ai jamais autant ressenti cette situation que lorsque j'ai eu à faire l'homélie devant les membres de ma famille, au lendemain de mon ordination. D'une certaine façon, prêcher devant ses parents, ce peut-être une joie, mais c'est surtout une épreuve ! Car eux connaissent toutes mes faiblesses. Si je parle de la douceur, ils vont penser à mes moments de mauvaise humeur ; si je parle de l'humilité, ils vont penser à mes mouvements d'orgueil ; et ainsi de suite ! Chaque passage d'Evangile trouvera sa contre-indication. Et pourtant, il faut bien dire les paroles de Jésus, même à ses Proches. D'abord parce qu'on ne choisit pas son public, mais surtout parce que le prêtre reçoit la mission de dire la Parole de Jésus. Il a été ordonné, entre autres, pour faire entendre l'Evangile.
C'est là que sont exigés des dépassements :
- de la part de celui qui parle : "je me laisse mesurer par le message de l'Evangile ; je ne suis pas au-dessus de lui !"
- de la part de ceux qui écoutent : "Ce que nous recevons vient de plus loin que de celui qui nous parle ; c'est la parole d'un Autre qui passe par sa voix et s'il ne la disait pas, il manquerait à la mission qui lui est confiée !
Si le premier est appelé à entrer dans l'humilité, les seconds sont appelés à l'accueillir comme un "envoyé" et donc à porter sur lui un regard surnaturel. C'est le Christ qui nous le donne !
La paternité humaine est à exercer comme un chemin qui conduit vers le seul et unique Père.
Ne croyez-vous pas, Frères et S?urs, que cette situation est partagée par tous ceux qui détiennent une responsabilité :
- les parents vis à vis de leurs enfants ;
- les enseignants vis vis de ceux qu'ils enseignent ;
- et, d'une manière générale, tous ceux qui ont la charge de guider les autres !
C'est sans doute pour cette raison que le Christ leur dit, dans ce même passage d'Evangile : "Ne vous faites pas appeler "Père", "Maître" ou "Guide". "Vous n'avez qu'un seul Père." Cela ne veut pas dire que le Christ dévalue le nom de Père donné aux hommes ; cela veut plutôt dire que la paternité humaine est ouverte vers le haut. Elle est à exercer comme un chemin qui conduit vers le seul et unique Père ! Elle est à vivre comme un service, une diaconie, comme un quasi ministère, le service de celui qui n'est qu'un "relais" vers un ailleurs. Et on demande à un relais de ne pas arrêter à lui le chemin, mais de l'ouvrir vers le terme où s'achève véritablement le chemin !
En ce jour où votre curé fête ses 25 ans de sacerdoce, nous pouvons réunir notre prière dans une seule demande : "Seigneur, que ta grâce agisse dans les coeurs, pour que des hommes continuent de se lever pour servir ton Evangile et le proposer à tous leurs frères, malgré leur indignité, et donne-nous de les regarder comme tes envoyés !"
+ Père Guy Bagnard
Évêque de Belley-Ars