2011-11-01 - Homélie pour la Toussaint
Cette fête de la Toussaint, chers Frères et Soeurs, c'est la fête de ceux qui ont réussi leur vie chrétienne ; ceux dont le baptême s'est épanoui comme une fleur aux rayons du soleil et qui répand son parfum. Le Curé d'Ars disait : "Les saints n'ont peut-être pas toujours bien commencé, mais ils ont toujours bien fini."
L'Eglise, après s'être assurée que le soeur de leur vie trouvait sa source dans l'amour du Christ et de l'Eglise, les a proclamés saints à la face de tout le peuple chrétien. Désormais, tout chrétien peut les regarder comme des modèles de vie chrétienne ; ils peuvent s'en inspirer pour la conduite de leur vie ; ils peuvent les prier, demander leur soutien et leur protection.
Chaque fois qu'elle procède ainsi à une béatification, l'Eglise lance à Dieu un défi : "Maintenant que nous avons bien scruté la vie de ce baptisé, donne-nous, Seigneur, un signe qu'en effet, toi aussi, tu estimes qu'il est saint. Donne-nous le signe que nous attendons." Cette procédure s'est vérifiée à nouveau pour la béatification du Pape Jean-Paul II ; et ce signe est venu d'une religieuse de la Congrégation des Petites Soeurs des Maternités catholiques de Bourgoin Jallieu. Un miracle l'avait complètement guérie d'un mal inéluctable. Ainsi l'Eglise du ciel collabore avec l'Eglise de la terre.
Mais revenons à l'Evangile. Toute Institution se donne une charte qui indique le but qui l'a constituée, l'esprit dans lequel elle agit et les moyens avec lesquels elle travaille. C'est l'équivalent d'une feuille de route que l'on remet entre les mains de ceux qui veulent en devenir les membres. Ainsi en va-t-il pour les chrétiens. Avec cette différence, c'est qu'ils ne se donnent pas à eux-mêmes leur charte ; ils la reçoivent du Christ ! Qui aurait bien pu inventer une charte aussi paradoxale, celle justement que nous proclamons à chaque fête de la Toussaint, celle des "Béatitudes".
Pour en saisir la radicale nouveauté, je me permettrai d'évoquer une petit événement qui a marqué le voyage du Pape Jean-Paul II lorsqu'il était venu en France, en 1996. C'était à Tours, le samedi 20 septembre. Un grand rassemblement avait lieu de ceux que l'on appelle les "blessés de la vie." C'est qu'on était dans le diocèse de Saint Martin, qui a partagé son manteau avec le pauvre qui était nu ! Une maman avait été invitée avec son petit enfant gravement handicapé ! malheureusement, elle n'avait pas pu gagner le lieu du rassemblement ; alors, elle s'était arrêtée sur le parcours où le Pape devait passer en voiture. Là au moins, elle le verrait ! Le Pape, en effet, est arrivé, mais au lieu de continuer sa route, il s'est arrêté ; il avait vu la maman et son enfant ! Il est descendu. Tout le cortège s'est immobilisé. Il a pris l'enfant dans ses bras. Il l'a embrassé et il l'a rendu à la maman, puis prenant le visage de la maman entre ses deux mains, comme on prend une coupe, il lui a dit simplement : "Vous êtes plus grande que moi dans le Royaume." Quel retournement ! Quel changement d'échelle ! Cette modeste maman, inconnue, ignorée, déclarée plus grande qu'un Pape mondialement applaudi ! On change d'unité de mesure ! Le mètre de Dieu n'est pas le même que le nôtre.
Les "Béatitudes" sont comme les huit couleurs qui composent l'arc-en-ciel de la sainteté. Quand on les réunit, elles forment la lumière blanche d'un visage, celui de Jésus ! Car quel est celui qui le premier a un soeur de pauvre ? C'est Jésus. Le miséricordieux, le pur, le doux, l'artisan de paix, le persécuté : c'est Jésus. Les "Béatitudes" sont sa photographie. Et quand l'un d'entre nous les met en pratique, il commence à ressembler à Jésus puisqu'il reflète son portrait. La sainteté ce n'est rien d'autre que de penser, d'agir, d'aimer à la manière de Jésus. C'est pourquoi les saints, qui ressemblent tous à Jésus, ont entre eux un air de famille ; ils se ressemblent ; pas étonnant, puisqu'ils ont adopté la même charte, avec le même objectif et les mêmes moyens !
Jean-Paul II l'avait dit à sa manière à Ars, en 1986, lorsque pendant son homélie, il avait déclaré : "Ainsi donc, chers Frères, le Christ s'est bien arrêté ici, à Ars, au temps où Jean-Marie Vianney y était curé." Comment mieux exprimer que celui qui est saint rend présent Jésus, son Maître ! Il n'est rien d'autre qu'une icône de Jésus. Et c'est dans la grâce des saints, connus ou inconnus - pas seulement ceux qui sont portés sur les autels ! - que l'Eglise continue de traverser les siècles, dans l'attente du Retour du Christ.
Bernanos écrivait : "On peut comparer l'Eglise à une vaste entreprise de transport, de transport au Paradis ! Pourquoi pas ? Eh bien, je le demande, que deviendrions-nous sans les saints qui organisent le trafic ? Certes, depuis deux mille ans, cette compagnie de transport a dû compter pas mal de catastrophes : combien d'hérésies : l'arianisme, le nestorianisme, le pélagianisme, le Grand Schisme d'Orient, Luther, Calvin... pour ne parler que des déraillements et des télescopages les plus célèbres... Mais sans les saints, moi je vous le dis, l'Eglise ne serait qu'un gigantesque amas de locomotives renversées, de wagons incendiés, de rails tordus et de ferrailles achevant de se rouiller sous la pluie. Aucun train ne circulerait plus depuis longtemps sur les voies envahies par les herbes." (Nos amis les saints, pp. 83-84).
Et c'est vrai que les saints justifient l'existence de l'Eglise et lui donnent en quelque sorte son âme ! C'est ce que faisait remarquer Mgr Julien, l'ancien archevêque de Rennes, à une lycéenne qui trouvait que les prêtres, les évêques, le pape occupaient toute la place dans l'Eglise. Il lui disait, sous forme de questions :
- "Est-ce que tu connais sainte Bernadette ?
- Oui.
- Sais-tu comment s'appelait son curé à Lourdes ?
- Non.
- Et son évêque ?
- Non.
- Et le Pape de ce temps-là ?
- Non.
- Et Jeanne d'Arc, tu connais ?
- Oui.
- Sais-tu comment s'appelait le curé de Domrémy du temps de Jeanne d'Arc ?
- Non. (et j'avoue que moi non plus).
- Et son évêque ? Et le Pape d'alors ?
- Non.
- Eh bien, tu vois, on pourrait continuer de la même manière à propos de sainte Thérèse de Lisieux ou de Maria Goretti... ! Cela veut dire que, dans l'Eglise, les saints "passent avant" les prêtres, les évêques ou les papes. Leur rôle est vital pour l'Eglise. Le plus important n'est pas la responsabilité que chacun assume dans l'Eglise, mais sa sainteté !"
Quand il est venu en 1980 pour la première fois en France, Jean-Paul II a rappelé combien il aimait notre pays à cause des saints qui y étaient nés : "Il serait difficile de les nommer tous, mais j'évoquerai au moins ceux qui ont exercé la plus grande influence dans ma vie : Jeanne d'Arc, François de Sales, Vincent de Paul, Louis-Marie Grignion de Montfort, Jean-Marie Vianney, Bernadette de Lourdes, Thérèse de Lisieux, Soeur Elisabeth de la Trinité, le Père de Foucauld et tous les autres. Ils sont tellement présents dans la vie de toute l'Eglise, tellement influents par la lumière et la puissance de l'Esprit saint !"
Souvenez-vous, quand nous avons fêté les deux-mille ans de la naissance du Christ et donc du christianisme, que pouvions-nous retenir de cette longue histoire dans notre diocèse ? Tout simplement les saints qui ont marqué son histoire. Le logo créé pour la circonstance représentait la carte du diocèse avec les différentes régions où nous avions placé le médaillon d'un saint : sur le Bugey, saint Anthelme ; sur la Bresse, saint Pierre Chanel ; sur la Dombes, la figure de Jean-Marie Vianney ; sur la région de Gex, la figure de saint François de Sales. La qualité d'une terre chrétienne tient aux saints qu'elle a enfantés !
Quand nous entendons tous ces noms de saints, nous nous sentons bien petits, peut-être même écrasés par ces grandes figures de sainteté. Et peut-être qu'au lieu de nous réjouir, cette fête de la Toussaint pourrait nous décourager ? Mais, frères, c'est vraiment le moment de nous rappeler que l'Eglise n'est pas une congrégation de surhommes devant laquelle nous serions comme un clochard qui tournerait sans fin sa casquette entre ses mains, hésitant à entrer dans le grand Palace où ne pénètrent que les saints. Permettez-moi encore une citation de Georges Bernanos : "L'Eglise est une maison de famille, une maison paternelle, et il y a toujours du désordre dans ces maisons-là. Les chaises ont parfois un pied en moins, les tables sont tachées d'encre, et les pots de confiture se vident tout seuls dans les armoires !..."
Non, la Maison de Dieu est une maison d'hommes et pas de surhommes. "Les saints ne sont pas des héros ; les saints ne dépassent pas l'humanité, ils l'assument. Ils s'efforcent d'approcher le plus près possible de leur modèle, Jésus, c'est-à-dire de Celui qui a été parfaitement homme, avec une simplicité parfaite, au point de déconcerter les héros en rassurant les autres, car le Christ n'est pas mort seulement pour les héros ; il est mort aussi pour les faibles." (Nos amis les saints, pp. 101-102).
Voilà qui doit nous réjouir de pouvoir célébrer en une seule fête tous les saints et de partager avec eux la même maison de famille ; joie d'être avec eux, mais aussi joie d'accueillir l'élan que nous communique leur vie si profondément enracinée dans la charte de "Béatitudes" !
+ Père Guy Bagnard
Évêque de Belley-Ars