2009-05-26 - Enseignement : Journée du Presbyterium
Première partie
Une journée de gratuité
Cette Journée du presbyterium est d'abord une journée de gratuité. Bien sûr, il y a tout naturellement un programme. C'est inévitable ! Mais l'essentiel est bien la rencontre, l'amitié, l'échange.
La gratuité nous est d'autant plus chère et bienfaisante qu'elle n'est pas très fréquente. L'amplitude de la tâche nous pousse à aller au-devant des sollicitations de toute sorte. Les impératifs du quotidien laissent peu de place à la gratuité. Que cette journée soit donc "notre" journée, à nous, prêtres du même presbyterium.
Un encouragement adressé aux prêtres
Le Cardinal Hummes vient d'adresser une lettre à tous les prêtres du monde, à l'occasion du 150e anniversaire de la mort de saint Jean-Marie Vianney ; et il annonce, à la suite du Pape, l'ouverture de l'année sacerdotale, le 19 juin prochain, à Rome, à la Basilique Saint-Pierre? Je relève ces mots :
"l'Eglise veut dire, aux prêtres avant tout, mais aussi à tous les chrétiens, (...) combien elle est fière de ses prêtres, combien elle les aime, les vénère, les admire et reconnaît avec gratitude leur travail pastoral et le témoignage de leur vie. Vraiment, les prêtres sont importants non seulement pour ce qu'ils font, mais aussi pour ce qu'ils sont. "
Cette appréciation du Cardinal, je la fais mienne et je l'adresse à vous, tout spécialement, qui travaillez dans le diocèse de Belley-Ars ; à vous qui prenez la peine de servir les communautés paroissiales ou les divers services qui assurent la bonne marche du diocèse. Merci, surtout, d'être venus partager ensemble cette journée.
La démarche diocésaine d'évangélisation
L'axe général de cette journée est celui de l'évangélisation. C'est en effet dans ce vaste chantier que le diocèse s'est engagé depuis trois ans. Un chantier dont nous savons bien qu'il ne sera jamais achevé, mais auquel nous voulons donner joyeusement et ensemble nos forces !
J'en rappelle les principales étapes :
- Ce mouvement d'évangélisation s'est d'abord ouvert avec la remise du Livre des Actes des Apôtres dans les paroisses.
- Il s'est poursuivi, l'année suivante, par la réception de la croix de l'évangélisation avec son passage dans toutes les paroisses ; cette pérégrination s'achèvera l'année prochaine.
- Et cette année, en février, s'est tenu le "Forum de l'évangélisation" - au Parc des Expositions, où nous sommes réunis à nouveau ; il a permis beaucoup de rencontres entre chrétiens des différentes paroisses.
- L'année prochaine aura lieu la "Quinzaine de l'évangélisation". Elle se prépare activement. Un compte-rendu du Conseil diocésain de Pastorale en donne un aperçu dans le dernier Bulletin Eglise des Pays de l'Ain.
La place du prêtre dans cette démarche
Dans cette entreprise, où beaucoup de chrétiens sont engagés, la place du prêtre est capitale. C'est finalement lui, le prêtre, qui donne le ton et détermine la marche. Dans une lettre déjà ancienne du 15 juillet 2008, le même Cardinal Hummes envoyait un message aux prêtres à l'occasion de la fête du 4 août. Il écrivait :
"Les prêtres sont la force de la vie quotidienne des communautés locales. Quand les prêtres se remuent l'Église se bouge. S'il n'en était pas ainsi, il serait très difficile de réaliser la mission. Vous, les prêtres, vous êtes la grande richesse, le dynamisme et l'inspiration pastorale et missionnaire au milieu des gens, là où vivent les baptisés. Sans votre décision, déterminante, de gagner le large, pour la pêche à laquelle le Seigneur vous convoque, il ne se passerait que peu ou rien dans le domaine de cette mission urgente, aussi bien dans la mission ad gentes, que dans les territoires d'ancienne évangélisation."
Ce langage a le mérite de la clarté. Il nous redit l'importance du prêtre pour la marche en avant de la communauté !
Le Coeur du Christ demande à battre dans le coeur des prêtres
Et c'est tout à fait logique. Il suffit de se rappeler ce qu'est le prêtre. Jean-Paul II, à la dernière page de Pastores dabo vobis (n. 82), au tout dernier numéro, a cette phrase : "Le coeur de Dieu s'est révélé pleinement à nous dans le coeur du Christ Bon Pasteur. Ce coeur demande à battre en d'autres coeurs, ceux des prêtres. Les gens ont besoin de sortir de l'anonymat et de la peur, ils ont besoin d'être connus et appelés par leur nom, de marcher avec assurance sur les sentiers de la vie, de se retrouver s'ils sont perdus, de recevoir le salut comme don suprême de l'amour de Dieu. C'est ce que fait Jésus le Bon Pasteur, c'est ce que font les prêtres avec lui."
"Ce coeur demande à battre en d'autres coeurs, ceux des prêtres". L'expression du Pape est proche de ce que Jean-Marie Vianney disait du sacerdoce : "C'est l'amour du coeur de Jésus " (Nodet 100). Et de fait, dans notre ministère, nous ne faisons rien d'autre que de laisser battre notre coeur au rythme du coeur du Christ ; notre ministère fait battre notre coeur à l'unisson du coeur de Jésus ! Quand nous prononçons ses paroles, quand nous refaisons ses gestes - à moins d'être totalement étrangers à ce que nous faisons - nous accueillons en nous les sentiments qui sont ceux du Christ Jésus, et les effets de salut sont les mêmes pour nos frères !
L'appel au célibat consacré
Vous avez entendu parler du Père René-Luc, du diocèse d'Albi. Il a 43 ans. Il a fondé le groupe musical "Totus tuus". Il a eu un itinéraire assez exceptionnel avant d'entrer tardivement au séminaire. Il est d'ailleurs venu donner son témoignage dans notre diocèse. Dans une interview, il a dit au journaliste : "Lors de ma première messe, juste après mon ordination en 1994, au moment de la consécration, j'ai dit les paroles du Christ : "Ceci est mon corps livré pour vous". Je parlais bien entendu du Corps de Jésus, mais je crois que ces paroles étaient aussi un peu les miennes. En les disant, je ne peux pas ne pas me donner, me livrer totalement, à moins de rester étranger à ce que je dirais."
Je pense que, quand nous disons : "Ceci est mon corps livré", on peut y entendre comme un écho de l'appel au célibat consacré, c'est à-dire que le prêtre, s'il fait vraiment siennes les paroles qu'il prononce, donne totalement son corps au Christ pour le service de l'Evangile ! Benoît XVI disait, dans une homélie, que quand le Christ s'adresse aux Apôtres, en leur disant : "Je vous appelle mes amis", on pouvait y voir déjà comme une annonce de leur consécration comme prêtres.
Nous avons tous besoin d'écouter notre être de prêtre, d'écouter ce qu'il nous dit depuis que le coeur du Christ bat dans le nôtre, par le sacrement qui nous a fait prêtres. "Ecouter", c'est-à-dire savoir nous tenir en silence, maintenir ces espaces où nous pouvons - même furtivement - réentendre devant Dieu "nos" paroles et relire "nos" gestes ! Les paroles et les gestes de notre ministère ! Nous réapprenons d'eux ce que nous sommes devenus. Et nous repartons avec un nouvel élan. Jean-Marie Vianney disait, avec des formules dont il avait le secret - des formules presque brutales dans leur simplicité - "Si nous n'avions pas le sacrement de l'Ordre, nous n'aurions pas Notre Seigneur." (Nodet p. 100). A la réflexion, c'est vrai !
"La joie d'être prêtre"
Quand nous reprenons mieux conscience de ce que nous sommes par pure grâce, nous entrons dans l'assurance et dans la joie. J'apprécie que la retraite internationale qui se prépare et qui aura lieu à Ars du 27 septembre au 3 octobre prochain, ait pris comme titre et comme thème :"la joie d'être prêtre".
Car au fond, la joie est ce qui, en nous, est le plus attirant pour les autres ! Ce qui suscite les plus vives interrogations, ce qui met en route vers ce que tout le monde cherche : le Bonheur ! La mission "Toussaint 2004" à Paris avait retenu comme thème les paroles du Psaume : "Qui nous fera voir le bonheur ?" Nous cherchons tous le bonheur et quand nous rencontrons quelqu'un sur notre route, qui est profondément heureux, spontanément, on veut en savoir davantage - On le suit ! - Il nous intéresse parce que l'on veut aussi être heureux et découvrir le chemin qui mène au Bonheur. La joie est en elle-même missionnaire.
La joie de la communion fraternelle
On peut ajouter à la joie personnelle la joie d'être ensemble, c'est-à-dire l'unité, la fraternité. Vous vous souvenez sans doute de ce que Jean-Paul II avait dit aux Journées mondiales de la Jeunesse à Toronto, à la messe de clôture, le 28 juillet 2002 : "Même la plus petite flamme qui vacille soulève le lourd manteau de la nuit. Combien plus de lumière pouvez-vous faire tous ensemble, si vous êtes proches les uns des autres dans la communion de l'Eglise".
On peut transposer en disant la même chose aux prêtres du même presbyterium. A une centaine, on donne plus de lumière qu'à un tout seul. C'est le même appel que lançait Jean-Marie Vianney à ses paroissiens d'Ars en leur parlant de la prière : "La prière particulière ressemble à la paille ça et là dispersée dans un champ : si l'on y met le feu, la flamme a peu d'ardeur ; mais réunissez les brins épars, la flamme est abondante et s'élève haut vers le ciel. Telle est la prière publique." (A Ravier, texte inédit).
Quand l'unité évangélise
Tout ce qui est rassemblé rend plus visible et plus audible le message dont est porteur le rassemblement ! Et donc attire davantage ! Mais il ne faut pas oublier la demande contenue dans l'oraison du Vendredi Saint pour l'Unité des chrétiens : "Dieu qui rassemble ce qui est dispersé et qui fais l'unité de ce que tu rassembles, nous Te prions d'unir dans la totalité de la foi et par le lien de la charité, tous les hommes qu'un seul baptême a consacrés."
Se rassembler est une chose ; être vraiment unis au sein d'un même rassemblement est encore une autre chose. Et c'est bien cette dernière unité-là qui est évangélisatrice; car elle implique le lien de la foi et de la charité entre ceux qui sont rassemblés. Le "Voyez comme ils s'aiment" - attribué aux premières communautés chrétiennes - demeurera jusqu'à la fin, particulièrement quand il s'agit des prêtres, un des leviers les plus puissants pour l'évangélisation. Comme le recommande l'Apôtre : "Ayez beaucoup d'humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour. Ayez à coeur de garder l'unité dans l'Esprit par le lien de la paix." (Eph 4, 2-3).
Un presbyterium reflet de l'universalité de l'Eglise
D'autant que les presbyteriums de France sont devenus le reflet de l'Eglise universelle. Notre diocèse n'échappe pas à ce constat : des prêtres venus d'Afrique, du Vietnam, du Pakistan, du Canada ou d'Océanie, sont présents parmi nous, Nous faisons l'expérience de l'universalité de l'Eglise à l'intérieur d'un même presbyterium. Il faut se comprendre, accueillir des cultures différentes et c'est peut-être en obéissant au même appel du Seigneur : transmettre la Bonne Nouvelle, que nous pouvons le mieux fortifier la communion fraternelle, de la même façon que, quand on catéchise les autres, on se catéchise aussi soi-même. S'évangéliser les uns par le autres, suppose que l'on soit prêt à accueillir quelque chose de l'autre, à porter sur lui un regard de bienveillance, en même temps qu'une recherche commune de la vérité, une exigence de clarté dans la relation, un refus des rumeurs, une mise à distance des critiques stériles.
Quand Jean-Marie Vianney disait que "le prêtre n'est pas pour lui, il est pour les autres", nous ne pouvons pas oublier de faire entrer parmi ces "autres", tous le frères d'un même presbyterium. A eux aussi, le Seigneur nous envoie. Nous avons à nous évangéliser les uns par les autres.
"Administrateur" ou "Evangélisateur" ?
L'évangélisation - quoi qu'il en soit ! - obligera toujours à sortir de soi-même. Il ne s'agit pas d'abord d'ajouter au travail ordinaire des tâches nouvelles. Il faut plutôt se situer différemment au sein de ce que nous faisons quotidiennement.
Nous le savons tous, on peut accomplir son ministère d'une façon quasi "administrative", c'est-à-dire en s'appliquant à répondre, avec conscience, aux impératifs des structures paroissiales et des demandes qui nous sont adressées. Le "fonctionnement" est alors assuré et la paroisse "tourne" bien !
Parler d'évangélisation semblerait vouloir dire que l'on doit ajouter d'autres activités à celles qui sont déjà assurées. Alors qu'il s'agit plutôt de "regarder" autrement ce que nous faisons dans l'ordinaire du ministère pour donner aux activités habituelles une impulsion évangélisatrice. Mais, bien entendu, il faut aussi se demander s'il n'est pas nécessaire de sortir des circuits habituels pour aller là où nous n'allons pas.
Evangéliser : sortir de soi-même
Le cardinal Hummes, dans la lettre que j'ai déjà citée, écrivait à propos de la parabole du semeur : "Le semeur est sorti pour semer. Il ne se limite pas à jeter la semence par la fenêtre, mais il sort de la maison. L'Eglise sait qu'elle ne peut rester inerte, ni se limiter à accueillir et évangéliser ceux qui la cherchent, dans ses églises et ses communautés. Il faut se lever et aller là où résident les personnes et les familles, là où elles vivent et travaillent."
Peut-être, en effet, faut-il que nous apportions des réajustements à notre ministère ; que nous le regardions avec des yeux renouvelés, mais toujours en nous maintenant près du Christ dont le coeur veut continuer de battre en nous. La question n'est pas superflue : Voulons-nous être des prêtres "évangélisateurs" ou seulement "administrateurs" ?
Puisque nous appartenons au diocèse où a vécu saint Jean-Marie Vianney, nous sommes les premiers à recueillir de lui les fruits de son ministère qui a été reconnu comme un "modèle" par l'Eglise universelle. C'est bien une occasion qui s'offre à nous, puisqu'il sera déclaré bientôt "patron de tous les prêtres du monde" !
+ Père Guy Bagnard, Évêque de Belley-Ars
Portrait spirituel du Curé d'Ars
J'ai pensé qu'avec l'ouverture prochaine de l'année sacerdotale, à Rome, sous le patronage du Curé d'Ars, nous pouvions nous arrêter un instant sur cette magnifique figure de prêtre ; elle nous parle à nous d'une manière particulière puisque nous vivons dans le diocèse où il a ?uvré. Nous sommes doublement ses frères....
Je voudrais rappeler quelques traits de son portrait spirituel.
Il faut bien convenir qu'il est difficile de savoir ce qu'a été sa vie intérieure. Jean-Marie Vianney n'a presque rien écrit : sauf quelques lettres. des sermons, en partie recopiés de sermonnaires qu'il utilisait, et des catéchèses prises au vol par ceux qui l'écoutaient. Il ne s'exprimait quasi jamais sur lui-même, sur sa vie. On essayait bien parfois de le faire parler, mais dès qu'il se voyait "manipulé", il se retirait discrètement. Il y a donc peu de matériaux. Voici comment Jeanne-Marie Chanay explique les tentatives de lui dérober quelques confidences :
"Par suite de cette simplicité et de cette naïveté que j'ai signalées plus haut, il s'oubliait parfois et se laissait aller à la conversation. Dans ces bons moments, nous usions d'une certaine industrie ; nous n'avions pas l'air de vouloir apprendre ce que nous tenions le plus à savoir ; nous faisions les indifférentes ; puis nous le mettions sur la voie, nous le questionnions doucement et lui ne se doutait de rien, nous répondant comme un enfant. S'apercevait-il de la surprise, il s'arrêtait tout à coup et nous défendait de rien révéler de ce qui lui était ainsi échappé."
C'est, par exemple, tout à fait par hasard qu'on a découvert l'endroit où il dormait la nuit. Plusieurs paroissiens étaient venus un soir au presbytère pour casser des noix, une activité habituelle en hiver. Alors que la soirée s'achève, Jean-Marie Vianney prend congé. Ceux qui sont là découvrent alors, par le grincement des escaliers et les pas sur le plancher, que leur curé, au lieu de rejoindre sa chambre, couche sur une paillasse dans le grenier !
C'est également tout à fait par hasard que les paroissiens ont appris cette nouvelle étonnante. Alors que leur curé était là depuis trois ans environ, une pétition circulait dans le village pour demander son départ. Elle avait recueilli déjà un certain nombre de signatures et un paroissien bien intentionné vient le prévenir en cachette pour lui dire qu'il fallait réagir. On connaît la réponse de Jean-Marie Vianney : "N'en faites rien, mon ami. J'ai moi-même signé la pétition. Je ne suis pas un bon curé !" Sans ces circonstances, tout à fait imprévues, on n'aurait jamais su ces détails.
Mais s'il n'aimait pas parler de lui, il y a une autre raison, plus profonde, qu'il a confiée un jour à Catherine Lassagne, sa fidèle servante : "Il ne faut jamais parler de ses souffrances ! - Mais, Monsieur le Curé, quand on a le coeur fatigué, c'est un soulagement de verser ses peines dans le coeur d'un ami. Il me répondit : Oh non ! Il vaut mieux ne rien dire. Une fois, j'éprouvais beaucoup d'ennuis, des contradictions, j'étais très triste. J'ai voulu en faire part à quelqu'un de bien prudent. Mais aussitôt après, je me suis senti le coeur tout sec devant le Bon Dieu." (P.O. p. 51).
Voilà qui pointe dans une direction inattendue la raison des silences de Jean-Marie Vianney. Inattendue, mais à la réflexion, combien profonde ! Car la complaisance à parler de soi traduit un mouvement de retour sur soi qui contredit celui de la prière. La prière, en effet, opère toujours un exode hors de soi, en direction de Dieu.
L'extrême sensibilité spirituelle du Curé d'Ars lui faisait ressentir les effets néfastes de ce repliement dont il éprouvait les effets au moment où il se tournait vers Dieu. D'autant que chercher un réconfort auprès d'un proche, c'était mettre sa confiance ailleurs qu'en Dieu. C'est dire que, chez lui, la vie avec Dieu remplissait tout le champ de son existence. Elle inspirait et guidait ses moindres démarches.
De cette spiritualité, il est possible de dégager quelques traits malgré l'extrême discrétion dans laquelle s'est tenu son auteur. Dans ces conditions, il est sans doute prétentieux de parler d'un "portrait spirituel du Curé d'Ars", mais il est au moins possible de faire ressortir quelques aspects. A travers certaines paroles que l'histoire a retenues, je voudrais évoquer ici quatre aspects de sa spiritualité.
1°) "QUE C'EST PETIT !"
Ce sont les premières paroles de Jean-Marie Vianney quand il aperçut de loin, pour la première fois, le village d'Ars. De fait, le village comptait un peu plus de 200 habitants, quelque 60 familles ! Comment, pour un jeune prêtre en pleine force de l'âge, ne pas penser qu'il va s'ennuyer dans un lieu aussi "désert" ? A quoi va-t-il occuper son temps ? Quel intérêt trouvera-t-il à se mettre au service de ces quelques familles de paysans ? Ce n'est certainement pas le catéchisme et les sacrements qui vont l'accaparer. Ce genre de raisonnement ne va même pas effleurer celui qui arrive. Au contraire, il va se mettre au travail - car il va trouver du travail - et plus qu'il ne pourra en faire !
Jean-Marie Vianney nous apprend au moins cette chose toute simple : c'est la façon dont on regarde autour de soi qui détermine notre conduite et qui élargit - ou au contraire rétrécit - le champ de notre action ! D'emblée, Jean-Marie Vianney se sait chargé de toutes les personnes du village. Il n'aura de cesse que toutes deviennent vraiment chrétiennes. Il n'en resterait qu'une seule, qu'il serait insatisfait. D'où son angoisse de curé : "Etre prêtre, c'est une joie. Etre curé, c'est une épreuve !" On rejoint la perspective du Synode sur l'Europe : "Le défi n'est pas tant de baptiser les nouveaux convertis que de conduire les baptisés à se convertir au Christ et à son Evangile." (EIE n. 47). Convertir les baptisés ! En constatant la petitesse du village, Jean-Marie Vianney n'exprime pas son dédain pour ceux qui vivent là ! C'est la surprise de celui qui découvre un lieu inconnu.
Mais déjà, il aime ceux qu'il ne connaît pas encore ! Le geste qui le montre, c'est le baiser qu'il donne à la terre sur laquelle il s'agenouille : geste repris par Jean-Paul II quand lui-même est arrivé, comme vicaire, dans sa première paroisse : "Lorsque j'arrivai enfin sur le territoire de la paroisse de Niegowicz, je m'agenouillai et je baisai la terre; J'avais appris ce geste chez Jean-Marie Vianney. Dans l'église, je m'arrêtai devant le Saint-Sacrement, puis je me présentai au curé" (Ma vocation, p. 76).
Jean-Paul II a donc refait la même démarche que Jean-Marie Vianney, à la différence que celui-ci est curé - ou l'équivalent - quand il arrive à Ars. Il reçoit sa paroisse des mains de Dieu et c'est pourquoi il va passer des heures et des heures à supplier : "Mon Dieu, convertissez ma paroisse !" Lui, comme pasteur, va travailler à réunir les conditions de la conversion des coeurs. Mais c'est Dieu qui convertit. Quand on est habité en profondeur par cette conviction, on est forcément conduit à passer de longs moments en prière ! L'action, bien sûr, mais avec la prière comme fondement du ministère !
2°) "DIEU POUR DIEU !"
Jean-Marie Vianney avait une grande connaissance de la vie intérieure, parce que lui-même vivait de l'intérieur. Il a parfois énoncé dans ses catéchèses, dans ses rencontres ou dans ses homélies, des jugements qui sont comme des lois de la vie spirituelle. Il avait dit, par exemple, un jour dans une homélie : "Quand on n'a pas de consolation, on sert Dieu pour Dieu ; quand on en a, on est exposé à le servir pour soi-même."
Cette loi de la vie spirituelle se retrouve chez quasiment tous les saints? On la rencontre aussi dans la vie de Mère Teresa. Ses lettres montrent à quel point elle avait souffert du silence de Dieu. Une nuit de la foi... qui a duré 50 ans. "Pour moi, le vide et le silence sont si grands que, quand je regarde, je ne vois pas, quand j'écoute, je n'entends pas." "Mon coeur est vide. La sainte Communion... toutes les choses saintes de la vie spirituelle - de la vie du Christ en moi - sont toutes si vides, si froides, si indésirables... Et pourtant, cette terrible douleur ne m'a jamais fait désirer qu'il en soit autrement. Au contraire, je veux qu'il en soit ainsi aussi longtemps qu'il le voudra." (pp. 268-269).
Jean-Marie Vianney, de son côté, disait : "Si le Bon, Dieu me fait des grâces, il permet aussi que j'ai bien des tentations. Tantôt, je suis dans le chagrin, tantôt le dégoût de la prière m'accable." On est stupéfait d'entendre ces paroles sur les lèvres de quelqu'un qui avait une telle foi et qui a tant prié ! Mais Jean-Marie Vianney voit dans le silence de Dieu une purification intérieure. On va alors "à Dieu pour Dieu" et non pas pour soi-même, pour ce que l'on ressent, pour ce que l'on y trouve d'accordé à notre sensibilité. "Dieu pour Dieu", parce qu'il est Dieu, indépendamment de nos impressions, de notre ressenti, de nos émotions !
Nous pouvons nous interroger sur la place de la prière de louange que l'on adresse à Dieu gratuitement, pour sa gloire, pour ce qu'il est ! C'est ainsi que nous pouvons vérifier notre droiture d'intention quand nous entrons dans la prière.
3°) "L'AMOUR DES CROIX"
C'est peut-être un des aspects les plus surprenants de la spiritualité de saint Jean-Marie Vianney. A bien des reprises, il en a parlé, ne craignant pas de faire appel à sa propre vie, pour une fois : "Il faut demander l'amour des croix : alors elles deviennent douces. J'en ai fait l'expérience ; pendant quatre-cinq ans, j'ai été calomnié, bien contredit, bien bousculé, Oh ! j'avais des croix ! J'en avais presque plus que je ne pouvais en porter. Alors, je me suis mis à demander l'amour des croix... alors je fus heureux. Je le dis vraiment : il n'y a de bonheur que là..." (Nodet, p. 184).
On remarque qu'il ne s'agit pas de l'amour de "la" croix, c'est-à- dire de quelque chose de très général, de théorique, sans doute avec une dimension spirituelle, mais sans contenu précis. Il s'agit ici de l'amour "des" croix, c'est-à-dire des formes très concrètes où la croix nous atteint : telle épreuve douloureuse : la calomnie, les contradictions, l'incompréhension, la maladie...
Jean-Marie Vianney est un paysan qui a les pieds sur terre. C'est un contemplatif qui n'a pas la tête dans les nuages. Il est réaliste. Pour lui, aimer les croix, c'est aimer quelque chose de très précis qui fait mal ! Quand avec le secours de la grâce, on parvient à aimer ce qui blesse, alors on assiste à un retournement extraordinaire.
L'analyse de Jean-Marie Vianney se révèle profondément juste. Il le dit sous la forme d'images très suggestives. "Les croix, transformées dans les flammes de l'amour, sont comme un fagot d'épines qu'on jette au feu et que le feu réduit en cendres. Les épines sont dures, mais les cendres sont douces." "Les croix sont comme des épines dont l'amour brûle la pointe et elles deviennent douces comme la cendre." Et selon cette logique, il pouvait dire : "Lorsqu'on aime les croix, on n'en a jamais point. La plus grande des croix, c'est de n'en point avoir."
La croix est légère quand elle est accueillie et aimée ; elle écrase, au contraire, quand elle est refusée. Le mystique est un réaliste : quand on refuse, on se détruit, quand on accueille, on se fortifie en surmontant. L'expérience vécue par Ingrid Betancourt, prisonnière des Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC), en est un bel exemple : "Etre otage vous place dans une situation de constante humiliation. Vous êtes victime de l'arbitraire complet, vous connaissez le plus vil de l'âme humaine. Face à cela, il y a deux chemins. Soit on se laisse enlaidir, on devient aigre, hargneux, vindicatif, on laisse son coeur se remplir de rancune. Soit on choisit l'autre chemin, celui que Jésus nous a montré. Il nous demande : "Bénis ton ennemi". A chaque fois que je lisais la Bible, je sentais que ces mots s'adressaient à moi, comme s'il était en face de moi, qu'il savait ce qu'il fallait me dire. Et cela m'arrivait droit au coeur. Bien sûr, je reconnais que lorsque l'ennemi est atroce, c'est difficile d'être fidèle à cette parole. Pourtant, dès que je faisais l'exercice de prononcer "Bénis ton ennemi" - alors que j'avais envie de dire tout le contraire - c'était magique ; il y avait comme une espèce de soulagement. Et l'horreur disparaissait tout simplement."
L'amour des croix apprend à grandir "dans" et "par" la douleur. Bien des manifestations dépressives ont pour origine le refus d'accueillir la réalité dans les formes où elle nous blesse. Se raidir, c'est souvent se condamner à être brisé par l'épreuve, ou à s'effondrer devant ce qui, de toute façon, s'impose ! La croix du Christ nous donne le secret : l'épreuve, au lieu d'abattre, peut faire grandir !
4°) "L'ESPERANCE"'
Là où dans la vie du prêtre Jean-Marie Vianney se vérifie avec une intensité particulière cette victoire dans les épreuves, cet amour qui triomphe par les croix, c'est dans ce qu'il dit de l'espérance, une espérance fondée sur la puissance de la charité divine, car "l'Amour ne disparaîtra jamais" (1 Co 13,8). Bien loin d'avoir une vision pessimiste sur le coeur de l'homme - lui qui a entendu pourtant des centaines de milliers de confessions, qui a été le témoin de tant de misères, de tant de faiblesses humaines - il n'entrevoit pas un avenir fermé à la vie chrétienne - il a au contraire ces paroles prophétiques : "Il viendra un temps où les hommes seront si fatigués des hommes qu'on ne pourra plus leur parler de Dieu sans qu'ils se mettent à pleurer." Malgré la multitude des péchés, l'avenir entrevu par Jean-Marie Vianney est un avenir où l'homme sera pleinement heureux d'accueillir Dieu en lui.
C'est pourquoi il voit dans l'insouciance, une des formes de maladie qui peut gagner le prêtre. "Ce qui est un grand malheur pour nous autres curés, c'est que l'âme s'engourdit. Au commencement, on était touché de l'état de ceux qui n'aimaient pas Dieu. Après on dit : en voilà qui font bien leur devoir, tant mieux ! En voici qui s'éloignent des sacrements, tant pis ! Et l'on n'en fait ni plus ni moins !" Pour Jean-Marie Vianney, prendre son parti d'un état de fait, c'est le signe d'une paralysie spirituelle, le signe que l'âme se laisse gagner par la tiédeur, faute de croire en la puissance de la grâce ! C'est une maladie qui menace tous les pasteurs.
Pourtant, au-delà de ces risques que signale Jean-Marie Vianney, on ne peut pas oublier l'élan majeur qui a inspiré sa vie et qui porte au-delà de l'existence terrestre et du cours de l'histoire humaine ; cet élan qui le porte au-delà de mort, jusque dans la vie éternelle. Mais il l'énonce dans une réflexion assez surprenante par son audace et par son étrangeté : "Si à ma mort, je m'apercevais que Dieu n'est pas, je serais bien attrapé, mais je ne regretterais pas d'avoir cru à l'amour." Il disait encore :"Je me reposerai en paradis. Je serais bien à plaindre s'il n'y avait pas de paradis. Mais il y a tant de bonheur à aimer Dieu dans cette vie que cela suffirait, lors même qu'il n'y aurait pas de paradis dans l'autre vie." (Nodet, p. 94).
L'une des images qui exprime le mieux cet élan de foi et d'amour plein d'espérance, c'est sans doute la statue de Cabuchet. Le regard intense de Jean-Marie Vianney fixe intensément quelque chose que le spectateur ne voit pas, mais que lui voit, tellement son visage est concentré. Nous pensons à la Lettre aux Hébreux parlant de Moïse conduisant le peuple d'Israël vers la Terre Promise au milieu des difficultés et des révoltes : "Comme s'il voyait l'invisible, il tint ferme." (He 11, 27). Jean-Marie Vianney est passé parmi nous comme un témoin de l'Invisible.
Toute vie de saint diffuse un souffle de renouveau. Celle de Jean-Marie Vianney n'échappe pas à cette loi. Dans un homme qui était pauvre, sans culture, avec les limites que l'histoire nous rapporte, la grâce a agi. "La force de Dieu triomphe dans la faiblesse." Qui aurait pu imaginer que ce prêtre aurait été proclamé un jour "patron de tous les curés de l'univers", et bientôt, "patron de tous les prêtres du monde" ?
Les saints, en s'approchant de Dieu, deviennent comme LUI ; ils deviennent "déconcertants", inattendus. Ils échappent aux pronostics du bon sens ! Et c'est pourquoi, dans les formes d'épreuve qui sont les nôtres aujourd'hui - avec l'impression de nous trouver parfois dans des impasses - leur vie nous redonne de l'élan et nous confirme dans notre ministère. Ils nous ouvrent l'avenir ! La vie de Jean-Marie Vianney renouvelle notre espérance ! Nous la recueillons comme une "leçon de choses" qui nous invite à ne jamais désespérer, même quand nous ne percevons pas d'issue dans nos situations immédiates.
Comme on le dit d'une manière un peu simple et populaire, mais qui contient une profonde vérité : pour les saints, "il n'y a pas de problèmes, parce qu'ils vivent dans les solutions."
+ Père Guy Bagnard, Evêque de Belley-Ars