2010-02-14 - Le prêtre, guetteur de Dieu
Cette fête liturgique, frères et soeurs, tourne tout naturellement nos regards vers ce jour où Jean-Marie Vianney arrivait à Ars pour la première fois ! Elle nous donne l'occasion de rappeler les deux faits qui ont marqué l'arrivée du jeune prêtre de 32 ans, à la silhouette toute paysanne, alors qu'il s'apprêtait à dévaler la dernière colline qui l'amenait à Ars, le soir du 13 février 1918.
Deux faits, c'est-à-dire une parole et un geste. L'histoire a surtout retenu "la Parole" adressée alors au petit berger Antoine Givre, dont le monument de la Rencontre a gardé le souvenir : "Je te montrerai le chemin du ciel." Le geste, quant à lui, on l'avait quasiment oublié. C'est Jean-Paul II qui l'a remis sous nos yeux quand, dans ses voyages autour du monde, il s'agenouillait systématiquement à son arrivée, se penchait vers le sol pour baiser la terre qu'il venait visiter. A la longue, c'était devenu comme un rituel que tout le monde attendait ! C'est ainsi qu'à Lyon, en 1986, il a baisé la terre de l'Amphithéâtre des Trois Gaules, la terre qui avait reçu le sang des martyrs.
Chez lui, ce geste remontait très loin dans sa vie. Il a expliqué qu'il l'avait fait autrefois quand il était arrivé dans sa première paroisse. "Au loin, j'apercevais l'église de Niegowicz. C'était le temps de la moisson. Je marchais entre les champs de blé, en partie déjà moissonnés, en partie ondulant encore au vent. Lorsque j'arrivai finalement sur le territoire de la paroisse de Niegowivz, je m'agenouillai et baisai la terre. J'avais appris ce geste chez Jean-Marie Vianney. Je m'arrêtai devant le Saint-Sacrement. Puis je me présentai au curé. Il me montra le logement du vicaire." (Ma vocation, don et mystère, pp. 75-76)
Comment Jean-Marie Vianney aurait-il pu penser qu'un jour, un futur pape imiterait son geste et qu'il le donnerait à voir à des millions de personnes ? Ce geste, il l'avait fait loin de tous les regards, dans un grand silence, et sans doute avec une prière ardente au fond du soeur : "Seigneur, bénis ma paroisse", car, envoyé par le Christ et l'Eglise, il se savait désormais responsable de ceux qui lui étaient donnés.
Catherine Lassagne, sa fidèle servante a noté le fait dans son cahier : "Lorsqu'il vint prendre possession de la paroisse d'Ars, il se mit à genoux dès qu'il aperçut le toit des maisons, pour demander à Dieu des grâces abondantes pour lui et pour ses paroissiens. Un jour, je lui parlai de ce fait... Il me répondit : "Ce n'est pas mal pensé." Quand on connaît les expressions du Curé d'Ars, qui voulait toujours rester effacé, cette réponse voulait dire : "Oui, c'est vrai !".
L'humble acte de baiser le sol est en parenté profonde avec la prosternation des futurs prêtres lors de l'ordination pendant la litanie des saints. Il manifeste l'entière disponibilité de celui qui accueille le ministère qui lui est confié ! C'est un mouvement d'offrande de soi-même au moment où le prêtre reçoit son ministère ; il manifeste une acceptation joyeuse de la tâche qui va bientôt l'absorber et de la forme de vie qui l'accompagne.
Jean-Paul II livre quelque chose de son expérience intime quand un peu plus loin, dans le même texte, il parle du rite qui consiste chez l'ordinand à poser son front sur le pavement du sanctuaire. "Rester étendu à terre... avant l'ordination, c'est accepter - comme saint Pierre - la croix du Christ dans sa propre vie, de se faire "pavement" sous les pas de ses frères." (Ma vocation, p. 59) Cela fait apparaître, dit Jean-Paul II, "le sens le plus profond de la spiritualité sacerdotale".
Faire de sa vie un "pavement" pour soutenir les pieds qui passent, comme le roc sert les sabots des brebis, c'est devenir soi-même chemin, un chemin qui, comme le moindre sentier, à la fois donne un direction et aide à la marche. Mais il faut accepter d'être piétiné. On ne peut pas être "chemin" sans ressentir les effets de la pression des passants sur le chemin, c'est-à-dire en "soi-même", dans sa propre sensibilité, dans sa propre vie.
Ainsi, la parole qui promet de montrer le chemin du ciel et le geste qui s'incline pour embrasser la terre font entrer le ciel et la terre dans une communion qui les unit ! Ils établissent, entre ces deux univers, un lien pour les installer dans le même voisinage, comme des amis qui se plaisent à vivre dans la proximité l'un de l'autre. La vie du prêtre s'offre comme un pont qui les réunit. C'est parce qu'il a accepté d'appartenir au Christ et d'en recevoir le sceau à l'ordination, que le prêtre peut être radicalement au service des hommes. "Tout aux hommes" parce que "tout donné à Dieu" !
Le symbolisme de l'anneau de l'Evêque renvoie à cette même réalité. Le plus souvent, cet anneau est regardé comme exprimant le lien de l'Evêque avec Dieu, avec le Christ à qui il a donné sa vie. Quand on explique que l'anneau représente, en fait, l'alliance de l'Evêque avec un peuple, avec la communauté des croyants qui vivent en ces lieux précis qu'est le diocèse, alors, souvent, on, crée la surprise et cela permet de faire découvrir ce que Jean-Marie Vianney disait du prêtre, avec des mots si simples : "Le prêtre n'est pas prêtre pour lui, il est prêtre pour vous".
Voilà qui s'accorde parfaitement avec le titre de "guetteur" que le prophète décerne à ce fils d'homme que Dieu a placé sur la Maison d'Israël. Nous avons entendu ces paroles dans la première lecture. Un guetteur, dans son rôle, n'aurait peut-être pas agi autrement que Jean-Marie Vianney dès le premier jour où il arrive dans sa paroisse. Le propre du guetteur, c'est de voir avant les autres et de les prévenir. Il faut qu'il ait une bonne vue, mais surtout qu'il sache voir ou pressentir ce que les autres ne voient pas encore ! Il faut ensuite qu'il parle. Une sentinelle muette n'est plus une sentinelle. Il n'est pas nécessaire qu'il fasse de belles phrases. Son message est avant tout clair, précis, accessible, mais avec le risque de ne pas être reçu puisque les autres n'ont pas encore vu ! La mission du guetteur c'est d'anticiper de telle sorte que, quand les événements surviennent, on soit déjà engagé dans la bonne direction et que l'on n'en subisse pas les conséquences douloureuses - dont la plus grave serait, pour l'homme, une rupture définitive du lien entre le ciel et la terre.
Dans sa mission de guetteur, Jean-Marie Vianney n'est pas resté muet. Il ne craignait pas de baliser la route. Il disait :
"Il faut toujours choisir le plus parfait. Ainsi, par exemple, deux bonnes ?uvres se présentent à faire, l'une en faveur d'une personne que nous aimons, l'autre en faveur de quelqu'un qui nous a fait du mal ; eh bien ! C'est à cette dernière qu'il faut donner la préférence."
Ou encore : "Nous ne serons unis là-haut qu'autant que nous aurons commencé à l'être sur terre ; la mort ne changera rien. Là où l'arbre tombe, il reste."
"Dieu ne permettra pas qu'on perde la foi, en travaillant à la procurer aux autres."
"Les personnes qui pratiquent la dévotion, qui se confessent et communient, et qui ne font pas les ?uvres de la foi et de la charité, sont semblables à des arbres en fleurs. Vous croyez qu'il y aura autant de fruits que de fleurs. Eh ! Il y a bien de la différence entre le nombre des fruits et celui des fleurs." (Nodet p. 225)
Et puis encore, cette autre pensée qui ne manque pas de faire réfléchir :
"Vous serez responsables devant Dieu de toutes les bonnes ?uvres que votre génération aurait accomplies, jusqu'à la fin du monde, et qui ne se sont pas faites par votre faute."
Voilà ce qu'a vu le guetteur... Et il le dit à ceux qui n'ont pas encore vu ou qui n'ont pas voulu voir ! Au risque de susciter des réprobations, qui n'ont pas manqué de se faire entendre : "Notre curé est trop sévère !" - "Notre curé nous en demande trop !" "On n'est pas des saints". On dirait aujourd'hui : "Je ne suis pas Mère Térésa !" Mais quand les récalcitrants ont commencé de s'apercevoir que leur curé mettait en pratique ce qu'il disait, quand, par exemple, ils surent qu'il était allé porter les soins à un malade, 8 km aller et 8 km retour à pied, en pleine nuit, pour être le lendemain matin au confessionnal, quand ils furent témoins de sa bonté pour eux, quotidiennement : "Il donnait tout ce qu'il avait", quand il s'occupait de leurs enfants en les accueillant dans des écoles qu'il avait ouvertes lui-même, alors leurs vivacités s'atténuèrent et bientôt ils l'aimèrent de l'amour dont eux-mêmes se sentaient aimés.
Son dévouement, sa bonté étaient devenus légendaires ; un jour qu'un opposant était venu lui exprimer sa colère, Jean-Marie Vianney, qui l'avait écouté en silence, lui dit au moment de se séparer : "Comme je ne veux pas que nous nous quittions ennemis, je vous embrasse pour marquer que je ne vous en veux pas." (Nodet, p. 228) C'est que le guetteur ne réduit pas sa mission à des paroles, qui montrent le ciel ; il fait aussi les gestes qui aident à la marche et donnent l'élan pour atteindre le but, à ceux qui demeurent indifférents ou qui traînent à l'arrière, sur le chemin !
On voit combien une vie, qui unit à une telle profondeur la parole et le geste pour le service de Dieu et des frères, doit nécessairement recevoir elle-même son élan d'une Source qui vient de plus loin que d'elle-même. Il y faut un appel de Dieu qui attend une réponse de l'homme. C'est toute la nouveauté de ce que nous appelons "la vocation". S'il n'en était pas ainsi, l'Eglise pourrait instituer autant de "fonctionnaires" qu'elle en a besoin. Comme dans une firme automobile, lorsqu'on manque d'ouvriers pour faire face à la demande du marché, il suffit d'embaucher, de créer de nouvelles chaînes et d'augmenter les horaires ! Le problème est facilement réglé.
Dans l'Eglise, s'il y a pénurie de prêtres, c'est parce qu'il faut attendre l'appel de Dieu et la réponse libre de l'homme. Et cela est le fruit de l'Esprit Saint. Et c'est pour cela qu'on ne peut obtenir des vocations que par la prière : "Priez donc le Maître de la moisson." C'est dans cette perspective que l'on peut comprendre pourquoi le jour de l'appel des Douze a été précédé d'une nuit de prière (Luc 6,12)
Saint Jean-Marie Vianney, toi qui sus tellement être prêtre, soutiens donc, en ce jour, notre prière ; c'est par ton intercession que nous la présentons au Père de toute vocation. Et nous te bénissons pour ton admirable ministère ! Car en ta vie, nous voyons l'accomplissement d'un véritable miracle ; tu nous donnes de voir ce que "la puissance de la grâce peut accomplir dans la pauvreté des moyens humains".
+ Père Guy Bagnard, Évêque de Belley-Ars