2009-04-24 - Homélie pour la messe chrismale
« Tous avaient les yeux fixés sur LUI »
Cette observation de l'Évangéliste, insérée dans la description qu'il donne de ce moment où Jésus va partir en mission, a l'intérêt d'être prise sur le vif et de nous donner un instantané sur ce qui se passe dans la synagogue de Capharnaüm. Mais, plus qu'un photographie de l'instant, on peut voir en elle l'expression de ce qu'est la vie spirituelle chrétienne.
Car on ne peut pas devenir disciple si l'on n'a pas pris le temps de regarder Jésus et même, comme le dit le texte, si l'on n'a pas fixé son regard sur LUI. "Fixer", c'est-à-dire, cesser de regarder ailleurs, c'est-à-dire encore "regarder intensément, longuement". Rappelons-nous que, tout au long du Carême, nous avons repris l'antienne de l'invitatoire, à la prière des Laudes : « Les yeux fixés sur Jésus-Christ, entrons dans le combat de Dieu. »
C'est que, parmi les cinq sens dont Dieu a doté notre nature humaine, la vue est certainement celui qui nous enrichit le plus. Par elle, c'est le monde entier qui entre en nous. Par elle, nous sommes reliés à tout ! Et comme tout ce que nous abritons en nous nous façonne, nous sommes invités à la vigilance sur ce que nous regardons. Car le regard emporte loin, à l'intérieur de nous-mêmes ce qu'il voit. On ne sort jamais tout à fait indemne de ce que l'on a vu ! On s'en trouve marqué, parfois à jamais !
C'est le cas de l'Apôtre Jean qui se rend au tombeau avec Pierre, le jour de Pâques ; il écrit : « Il vit et il crut ». Ce qu'il voit avec ses yeux du corps devient le chemin qui l'enracine dans la foi ; c'est ce qui va orienter toute son existence. Il écrira plus tard, dans sa première Épître : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé du Verbe de vie, c'est cela que nous vous annonçons. »
Jésus dira lui-même que celui qui le regarde distraitement, en touriste, sans remonter jusqu'à son identité profonde est "un aveugle" ; celui-là aura beau prétendre le voir, il reste dans la nuit. « Est-ce que, par hasard, nous serions des aveugles ? » interrogent les pharisiens qui se refusent de croire ! Jésus leur répond : « Si vous étiez des aveugles, vous n'auriez pas de péché ; mais puisque vous dites : "nous voyons", votre péché demeure ».
* * *
Toute vocation est le fruit du regard que Jésus pose sur nous et de celui que nous posons sur LUI. Notre vocation de prêtre est née de la rencontre de ces deux regards ! C'est vers ce moment où deux regards se croisent que nous nous rendons aujourd'hui, avec le désir que cette rencontre décisive soit confirmée, renforcée, amplifiée, enracinée dans notre être. C'est le sens du renouvellement de nos promesses sacerdotales, en présence de bien des chrétiens de nos paroisses.
Nous le faisons dans le contexte particulier du 150e anniversaire de la mort de Jean-Marie Vianney. Lui aussi - avant nous - il avait fixé son regard sur Jésus ! Son ordination - qui était restée longtemps incertaine - n'avait été finalement décidée que parce que ce garçon de 29 ans faisait preuve d'une piété profonde. C'est la constance de son intimité avec le Christ - perceptible, bien avant qu'il soit prêtre - qui avait emporté la décision de l'Église.
Son tuteur, le chanoine Balley, avait été le témoin - secrètement admiratif - de la force intérieure qui animait le coeur de ce garçon. Mais il faut bien convenir qu'il est difficile de savoir ce qu'a été sa vie spirituelle. Il n'a rien écrit - si ce n'est quelques lettres, quelques sermons, le plus souvent recopiés ou annotés. Et il ne s'exprimait quasi jamais sur lui-même. Par exemple, c'est tout à fait par hasard que plusieurs paroissiens, venus un soir au presbytère pour casser des noix - c'était l'activité traditionnelle en hiver - ont découvert par le grincement des escaliers de bois et les pas sur le plancher, que leur curé couchait sur une paillasse dans le grenier.
C'est également tout à fait par hasard que les paroissiens ont appris cette nouvelle étonnante. Alors que leur curé était là depuis trois ans environ, une pétition circulait dans le village pour demander son départ. Elle avait recueilli déjà un certain nombre de signatures et un paroissien bien intentionné était venu le prévenir en cachette pour lui dire qu'il fallait réagir : « N'en faites rien, mon ami,. J'ai moi-même signé la pétition. Je ne suis pas un bon curé ! »
Jean-Marie Vianney n'aimait pas parler de lui-même. Il avait dit un jour à Catherine Lassagne, sa fidèle servante : « Il ne faut jamais parler de ses souffrances. Il vaut mieux ne rien dire. Une fois j'éprouvais beaucoup d'ennuis, des contradictions. J'ai voulu en faire part à quelqu'un de bien prudent. Mais aussitôt après, je me suis senti le coeur tout sec devant le Bon Dieu. » Exprimer ses peines à autrui, c'était en quelque sorte tenir Dieu éloigné de soi. Rechercher une consolation auprès d'une tierce personne, c'était ne plus prendre Dieu comme seul et unique soutien.
Ce silence sur lui-même n'est pourtant pas un obstacle définitif ! Car à travers son catéchisme, sa prédication, sa pastorale, on entrevoit sans peine quelque chose de sa vie intérieure.
Quand, par exemple, au confessionnal, un pénitent lui fait remarquer que la pénitence qu'il reçoit est bien légère, il lui répond : « Oui, mais je ferai le reste ! » Jean-Marie Vianney fait corps avec le pécheur. Comme le Bon Samaritain qui charge le blessé de la route sur sa monture. Jean-Marie Vianney prend soin du blessé jusque sur le chemin de son retour vers Dieu !
De même, dans sa prière, quand jour après jour, il supplie : « Mon Dieu, convertissez ma paroisse et je suis prêt à souffrir tout ce que vous voudrez », il ne prie pas avec des mots, mais avec sa vie !
S'il s'impose toute sorte de renoncements, dans la nourriture, le sommeil, le confort, ce n'est pas en raison d'une recherche maladive de la souffrance, c'est parce qu'il ne veut rien refuser à Dieu ; en étant tout donné, il touchera plus sûrement le coeur de Dieu ! Il comprend, à un rare degré, que c'est en se livrant sans réserve que son intercession deviendra plus puissante et que c'est en se sanctifiant lui-même qu'il sanctifiera les autres ! La vie de Jean-Marie Vianney - comme une leçon de choses - nous enseigne que c'est par le don intérieur de soi-même qu'est le mieux assurée la fécondité pastorale. Il aurait pu écrire l'acte d'abandon du Père de Foucauld :
« Mon Père, je m'abandonne à Toi, Fais de moi ce qu'il Te plaira. Quoique tu fasses de moi, je Te remercie. Je suis prêt à tout. J'accepte tout. »
Il aurait pu aussi écrire l'acte de donation de Saint Ignace :
« Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté
ma mémoire, mon entendement et toute ma volonté,
tout ce que j'ai et tout ce que je possède.
Vous me l'avez donné, Seigneur.
Je vous le rends, tout est à vous,
disposez-en selon votre bon plaisir.
Donnez-moi votre Amour ;
donnez-moi votre grâce ; elle me suffit ! »
Aussi la vision qu'il a du prêtre, si elle est totalement tournée vers Dieu, elle est en même temps tournée vers les hommes !
« Le prêtre, dit-il, n'est pas prêtre pour lui. Il n'est pas pour lui : il est pour vous. Sa mission est d'être toujours prêt à répondre aux besoins des âmes. »
C'est pourquoi il voit dans l'insouciance une des formes de maladie qui peut gagner le prêtre. « Ce qui est un grand malheur pour nous autres curés, c'est que l'âme s'engourdit. Au commencement, on était touché de l'état de ceux qui n'aimaient pas Dieu. Après on dit : en voilà qui font bien leur devoir, tant mieux ! En voici qui s'éloignent des sacrements, tant pis ! Et l'on n'en fait ni plus ni moins. »
Pour Jean-Marie Vianney, prendre son parti d'un état de fait, c'est le signe d'une paralysie spirituelle, le signe que le coeur s'est engourdi ! C'est une maladie qui nous menace, nous, les pasteurs. Et bien entendu, elle ne manque pas d'avoir un retentissement sur le travail missionnaire dans lequel nous nous sommes engagés tous ensemble depuis trois ans.
C'est pourquoi nous avons la joie et la grâce d'avoir parmi nous cette Croix que nous appelons la Croix d'Évangélisation.
- Nous y rencontrons, au centre, le regard de Jésus qui s'arrête sur nous avec intensité, comme s'il disait :
donne-moi tes mains,
donne-moi ton coeur
pour la construction de mon Royaume.
- Nous voyons aussi en elle le fil d'or qui nous unit les uns aux autres, puisqu'elle passe d'une paroisse à une autre, pour faire de toutes nos communautés une seule famille, l'Église tout simplement. Comme les grains d'un chapelet, nous sommes rattachés les uns aux autres et nous entrons dans la fraternité des Serviteurs du Royaume, dans un esprit de collaboration, de bienveillance et de charité fraternelle.
- Nous voyons également en elle le cri de Victoire du Ressuscité. Car, pas la moindre trace de violence, de rancoeur, d'amertume, n'a pu franchir le seuil de son coeur. Au milieu de la souffrance, il a tué la haine ! L'Amour est sorti victorieux de l'épreuve.
Jean-Marie Vianney a parlé de la Croix dans un langage simple, dépouillé, mais combien profond. "Il disait que les croix étaient pleines de douceur." Il disait encore que lorsqu'on aimait les croix, on n'en avait jamais point, mais lorsqu'on les repoussait, on en était écrasé. « La plus grande croix, c'est de n'en point avoir. » (Procès p. 139). Ces mots surprennent, au premier abord, mais en les reprenant, on s'aperçoit qu'ils contiennent toute la profondeur de l'Évangile. Repousser quelque chose, c'est plus s'y asservir que s'en libérer ! A travers ces paroles prononcées ici ou là - dans des conversations ou dans une prédication, on mesure l'élan majeur qui a inspiré sa vie de prêtre. Ainsi, il a dit un jour : « Si, à ma mort, je m'apercevais que Dieu n'est pas, je serais bien attrapé, mais je ne regretterais pas d'avoir cru à l'amour. »
C'est en raison de cet élan d'Amour qui traverse toute sa vie que Jean-Marie Vianney dispose à l'Espérance. Bien loin d'avoir une vision pessimiste sur le coeur de l'homme - lui qui a entendu pourtant des centaines de milliers de confessions - il a ces paroles prophétiques : « Il viendra un temps où les hommes seront si fatigués des hommes qu'on ne pourra plus leur parler de Dieu sans qu'ils se mettent à pleurer. »
Toute vie de saint diffuse un souffle de renouveau. Celle de Jean-Marie Vianney n'échappe pas à cette loi. Dans un homme qui était pauvre, sans culture, avec les limites que l'histoire nous rapporte, la grâce a agi. Et c'est pourquoi, dans les formes d'épreuve qui sont les nôtres aujourd'hui - avec l'impression de nous heurter parfois à des impasses - la vie des saints nous redonne de l'élan et nous confirme dans notre ministère.
Il y a quelques jours, un jeune garçon du Pays de Gex - appelons-le Basile - m'a envoyé une carte. Voici ce qu'il écrit : « Mon Seigneur - en deux mots ! - , je suis servant d'autel dans ma paroisse. Je veux vous dire un grand merci pour la croix que j'aime beaucoup et je suis triste qu'elle parte demain. S'il vous plaît, je voudrais qu'elle revienne. En attendant, je garde un petit modèle de la croix sous mon oreiller, et je prix - P.R.I.X. ! - Jésus tous les soirs près d'elle »
Jean-Marie Vianney avait dit : « Je pense souvent que, quand même il n'y aurait point d'autre vie, ce serait un assez grand bonheur d'aimer Dieu dans celle-ci, de le servir et de pouvoir faire quelque chose pour sa gloire. »
+ Père Guy Bagnard
Évêque de Belley-Ars