2011-06-26 - Le prêtre et le mystère eucharistique
Chers ordinands, dès que vous avez su que l'Église répondait "oui" à votre demande d'ordination presbytérale vous êtes passés, quelque temps après, à l'évêché pour voir s'il y avait une patène et un calice disponibles. Il ne s'agissait pas d'abord pour vous d'éviter une dépense ! J'ai compris que vous vouliez vous situer dans la suite des prêtres aînés et recevoir d'eux l'héritage sacerdotal ; vous deveniez vous-mêmes membres d'une histoire qui a commencé avec les Apôtres !
Votre démarche m'a rappelé ce qu'un prêtre du diocèse avait écrit le jour où, dans sa paroisse, il fêtait les cinquante ans de sa vie sacerdotale ; il avait eu l'idée de faire parler son calice ! Ce jour là, c'était le calice qui faisait l'homélie ! Je vous en lis un passage :
« Ma fonction principale c'est d'être LA COUPE DU SALUT. La prière eucharistique me nomme : "Coupe incomparable". Que de fois, n'ai-je pas entendu la Parole du Seigneur Jésus qui faisait du vin que je contenais le sang du Christ, sang de la nouvelle et éternelle alliance répandu pour la multitude en rémission des péchés, gage d'amour total. La tâche du Sauveur, c'est de libérer l'homme d'aujourd'hui de tout ce qui peut faire mourir en lui l'amour ; sauver l'amour qui est en danger de mort : couples brisés, familles séparées, guerres fratricides, dignité de l'homme bafouée, égoïsme jouisseur, orgueil du pouvoir ...
Dans son agonie au jardin des Oliviers, Jésus veut me repousser : "Que ce calice passe loin de moi sans que je le boive". Dur combat pour cet homme de 33 ans qui se sent incompris, rejeté à mort. Dans la littérature du siècle dernier, on m'attribuait cette appellation : CALICE D'AMERTUME.
J'ai été parfois un peu pesant dans les mains de mon prêtre. Qui est sans défaillance ? Qui ne se sent pas inférieur à la tâche ? Qui ne connaît jamais l'échec ou le découragement ? Et puis, je vous dirai qu'il est un peu inquiet pour moi. Que vais-je devenir quand ses mains inertes ne pourront plus me remplir et m'élever sur le monde comme coupe du salut ? Vais-je être oublié au fond d'un placard, dans une sacristie désertée faute de prêtres ? J'aurais été si heureux de remettre le flambeau à quelque jeune. Qui m'adoptera ? »
Jésus a confié sa propre Personne à ceux qu'Il envoie
Eh bien, aujourd'hui, c'est fait ! La coupe est adoptée !
Le jour où l'on célèbre la Fête du Saint Sacrement, il n'est pas indifférent de se rappeler qu'au moment où le nouveau prêtre se met en route, il emporte avec lui « l'outil » de son travail. Le chirurgien s'inquiète de son bistouri, l'astronome de sa lunette, le maçon de son fil à plomb... Le prêtre, lui, se soucie de son calice. C'est avec lui qu'il va assumer son ministère ! Pour beaucoup, c'est une surprise ! Peut-être même une incompréhension ! Comment assurer une pareille tâche en recourant à un tel moyen ? Pour saisir l'exacte portée de la réponse, il faut se reporter aux origines.
Quand Jésus a envoyé les Apôtres en mission, il a pris soin, au préalable, de confier à Pierre les clefs de sa maison. Il lui a dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise... Je te donnerai les clés du Royaume des cieux. Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. » Autrement dit : « Pierre, c'est toi le portier ! Tu deviens le gardien de ma maison. »
Ce n'est pas rien de confier à quelqu'un les clefs de sa maison. On court des risques ! On peut s'attendre à des vols, à des détériorations, à des modifications dans l'ordonnancement de la maison. Le propriétaire risque de ne plus se reconnaître chez lui. Mais Jésus est allé encore plus loin ! Non seulement il a déposé ses clefs en d'autres mains, mais encore, c'est sa propre Personne qu'il a confiée à ceux qu'Il envoie : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. Faites cela en mémoire de moi ».
Le prêtre, dans la faiblesse de sa condition humaine, n'accomplit rien de moins que ce que Jésus a fait
L'interprétation de ce geste semblerait dire que, désormais, Jésus ne s'occupe plus de rien. Il se contente de s'en remettre à ceux qu'Il envoie en leur disant : « Allez travailler dans mon domaine ; moi, Je prends congé de vous ! Nous nous retrouverons aux derniers temps ».
En réalité, la parole de Jésus montre qu'Il veut rester vivant au coeur de son Église. S'il envoie des hommes en mission, c'est pour qu'ils Le rendent Lui-même présent. C'est ainsi qu'Il demeure le Maître du domaine dans lequel Il les envoie. Car c'est Lui qui continue de se donner en nourriture. Les envoyés deviennent ainsi des intendants, chargés de continuer sa présence en la démultipliant à travers les temps et les lieux. Car ce que les envoyés ont entre leurs mains - lorsqu'ils ont prononcé les paroles sur le pain et sur le vin - n'est pas moins que ce que Jésus avait entre les siennes le soir où Il institua l'Eucharistie. On touche là à la grandeur du sacerdoce catholique. Le prêtre, dans la faiblesse de sa condition humaine, n'accomplit rien de moins que ce que Jésus a fait. Les conséquences de ses paroles et de ses gestes ont la même portée que celle du Maître !
C'est pour rappeler l'actualité de cette réalité mystérieuse que Jean-Paul II, subissant déjà les aléas de l'âge, est allé à Jérusalem, en l'an 2000, pour célébrer l'Eucharistie au Cénacle : « Je vous écris depuis le Cénacle, repensant à ce qui s'est passé entre ces murs, en cette soirée pleine de mystère.. Jésus se présente à mon esprit de même que s'y présentent les Apôtres, assis à table avec Lui. Je me fixe en particulier sur Pierre : il me semble le voir tandis que, avec les autres disciples, il observe, tout étonné, les gestes du Seigneur, il écoute, tout ému, ses paroles, il s'ouvre, malgré le poids de sa fragilité, au mystère qui s'annonce en ce lieu et qui bientôt s'accomplira. Ce sont les heures où s'engage le grand combat entre l'amour qui se donne sans réserve et le mystère d'iniquité qui s'enferme dans son hostilité. La trahison de Judas se présente comme une sorte d'emblème du péché de l'humanité : "c'était la nuit", note l'évangéliste Jean (13,30), l'heure des ténèbres, heure de détachement et de tristesse infinie. Mais dans les paroles attristées du Christ brillent déjà les lumières de l'aurore : « Je vous verrai de nouveau et votre coeur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous l'enlèvera. » (Jn 16,22)
L'Eucharistie est le rempart derrière lequel l'humanité se protège de l'oubli de Dieu
Nous devons inlassablement méditer de nouveau le mystère de cette nuit. Nous devons souvent revenir en esprit au Cénacle, où nous pouvons surtout, nous prêtres, nous sentir en un sens « chez nous ». On pourrait dire de nous, par rapport au Cénacle, ce que le Psalmiste dit des peuples par rapport à Jérusalem : « Le Seigneur inscrit au registre des peuples : "Un tel y est né" (Ps 87,6). » Nous sommes nés de l'Eucharistie !
De cette source, comme nous y invite Jean-Paul II, nous ne devons jamais perdre la mémoire. Car la perdre c'est transformer le ministère du prêtre en un métier humain ; si grande qu'en soit la noblesse, il rangerait son travail parmi les activités humaines sociales ; son ministère deviendrait un service humaniste, où l'homme agit sans Dieu. Le monde se construirait loin de son Créateur. Le prêtre qui ne célébrerait plus l'Eucharistie deviendrait comparable à un « ouvrier » qui créerait sa propre entreprise et s'établirait à son compte. N'est-ce pas contre cette tentation que le Seigneur a appelé les Apôtres à la vigilance quand il leur a dit avec une gravité troublante : « Quand le Fils de l'Homme reviendra, trouvera-t-il encore la Foi sur terre ? » L'Eucharistie est le rempart derrière lequel l'humanité se protège de l'oubli de Dieu. C'est pour cela que le prêtre trouve en Elle sa propre naissance et sa propre croissance et qu'il invite tout chrétien à venir s'asseoir à cette table incomparable.
L'Eucharistie célébrée dans les conditions les plus invraisemblables
L'histoire nous fournit des témoignages bouleversants de cette place donnée à l'Eucharistie célébrée dans les conditions les plus invraisemblables. L'un d'entre eux, le Père Walter Ciszeck, qui a passé 23 ans de détention dans les camps de travail soviétiques, raconte, dans un livre récent, comment l'Eucharistie a été son soutien permanent, avec ses compagnons de misère, dans les plaines glacées de Sibérie.
« Dans chaque camp, les prêtres et les prisonniers couraient volontairement des risques sérieux, uniquement pour avoir la consolation de ce Sacrement. Pour ceux qui ne pouvaient pas assister à la Messe, mais qui souhaitaient recevoir la communion, nous consacrions chaque jour des hosties et organisions une distribution. Bien entendu, le risque d'être découvert était très important. Nous disions la Messe sur le lieu de travail pendant la pause de midi. En dépit de cette épreuve supplémentaire, tout le monde observait strictement le jeûne eucharistique depuis le soir précédent et travaillant toute la matinée le ventre vide. dans ces conditions plus que primitives, la Messe nous rapprochait de Dieu. Lorsque nous comprenions ce qui se passait sur la planche, sur la caisse ou sur la pierre utilisée en guise d'autel, cet événement pénétrait profondément dans notre âme. Les distractions causées par la crainte d'être découverts, qui accompagnaient chacune de nos Messes dans ces conditions, n'enlevaient rien de l'effet que ces petits morceaux de pain et quelques gouttes de vin consacrés produisaient au plus profond de notre âme. Ainsi, je ne laissais jamais passer un jour sans dire la Messe ; c'était mon souci principal chaque jour qui se levait. » (Extraits de "Avec Dieu au Goulag" pp. 196-197). L'expression du Concile Vatican II : « Le sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne » (LG 11), trouve là une de ses plus hautes formes existentielles.
Une offrande de soi dans l'Absolu, sans condition
À parler ainsi de l'Eucharistie, certains finissent par croire que les années passées au Séminaire sont occupées, pour leur plus grande partie, à apprendre à « dire la Messe » et ils se demandent avec raison : « Faut-il donc tant d'années ? » En réalité, les ordinands ne passent pas beaucoup de temps à apprendre à célébrer. Par contre, ils savent qu'une vie entière ne suffira pas pour se laisser totalement envahir par le grand « oui » que le Christ prononce lors de l'institution de l'Eucharistie. Car Il ne dit pas seulement : « Ceci est mon Corps », mais « Ceci est mon Corps livré », « Ceci est mon sang versé ». Autrement dit, il s'agit d'une offrande de soi dans l'Absolu, sans condition. Jean-Paul II écrivait dans le récit de sa vocation : « J'ai compris que la dimension sacrificielle est la dimension la plus profonde et la plus essentielle du sacerdoce du Christ. »
Pour s'acheminer vers ce « oui », il faut une longue préparation. Benoît XVI s'en ouvrait aux séminaristes de Rome, en se reportant à sa propre expérience de séminariste. « Il faut voir comment toutes les résistances de notre nature doivent être analysées attentivement et doivent ensuite être canalisées, orientées, converties pour arriver au grand "oui" donné au Seigneur. Ainsi, au long des années, le Seigneur m'a aidé à arriver jusqu'au "oui" du sacerdoce, un "oui" qui m'a accompagné tous les jours de ma vie. »
En ce jour de votre grand « oui »
Et on peut ajouter, jusqu'au « oui » donné lors de l'élection sur le siège de Pierre car, dit le Pape, en cet instant, « la pensée de la guillotine m'est venue : maintenant le couperet tombe et c'est sur toi qu'il tombe. » On saisit le pourquoi d'une année sacerdotale à laquelle il avait fixé comme objectif : « Favoriser chez les prêtres la tension vers la perfection spirituelle. »
Chers ordinands, en ce jour de votre grand "oui", jour où vous vous offrez à Dieu dans la vocation de prêtre, vous donnez « l'or de votre liberté, l'encens de votre prière ardente, la myrrhe de votre affection la plus profonde » (paroles du Pape aux jeunes lors des JMJ de Cologne en 2005). Songez à renouveler cette triple offrande chaque jour, lorsque vous prononcerez les paroles de la consécration, et chaque fois que vous élèverez l'hostie et la coupe du salut en disant : « Par Lui, avec Lui et en Lui, à Toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l'unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire, pour les siècles des siècles. Amen ! »
Dans cet esprit du serviteur qui se sait « envoyé », le prêtre comprend qu'il ne peut pas enseigner ses propres idées ; qu'il n'a pas à absolutiser les moyens auxquels il recourt pour évangéliser, mais que l'Eucharistie célébrée et adorée demeurera en tout temps et en tout lieu l'âme de toute évangélisation puisqu'elle nous donne l'Evangélisateur par excellence. Et Lui-même vous appelle désormais, dans la suite des Apôtres, « Mes amis ! »
+ Père Guy Bagnard
Évêque de Belley-Ars
Pour aller plus loin : reportage sur les ordinations