2010-03-30 - Homélie pour la Messe chrismale
L'Evangile, selon sa sobriété habituelle, fait précéder l'épisode dont il nous parle d'une sorte de résumé de la vie de Jésus. Et il le fait en deux lignes :
- Nazareth : le village de son enfance, où il a grandi ;
- la synagogue : le lieu de la prière commune pour tout le village ;
- le Livre de la Sainte Ecriture : une Parole dont Jésus était devenu le commentateur écouté du village.
Dans ce raccourci, l'existence de Jésus, comme chacune des nôtres, ressemble à une trajectoire, c'est-à-dire à une ligne continue d'où ressortent quelques points saillants, comme sur une sorte de carte en relief. Il était jusqu'alors l'enfant bien connu du pays. Ce jour-là, il devient quelqu'un d'autre, celui qui est en parenté profonde avec les Livres saints dont il est appelé à réaliser le contenu ! C'est le moment précis où sa vocation est révélée.
Puisque cet Evangile est retenu, chaque année, pour la messe chrismale, c'est-à-dire la messe où le presbyterium avec l'évêque, associé à toute l'Eglise diocésaine, est particulièrement impliqué, nous pouvons légitimement le mettre en lien avec la trajectoire de notre propre vie. Car il y a eu en effet, dans chacune de nos existences, le moment où nous nous sommes ouverts de notre vocation auprès de nos proches : d'abord à un tel, celui qui avait nos confidences, puis à quelques autres, qui faisaient partie d'un cercle plus large de notre entourage : bref, une petite synagogue ! Nous leur présentions notre vie comme le lieu où le Seigneur était passé et nous avait fait signe : « Je crois que le Seigneur m'envoie porter la Bonne Nouvelle... Qu'en penses-tu ? »
Si l'on s'en tient à ce canevas très général, il en a été ainsi sans doute pour tous. En tout cas, c'est bien de cette façon qu'il en a été pour Jean-Marie Vianney. Une de ses premières confidentes, ce fut sa tante Humbert ; il avait alors une vingtaine d'années : « Je voudrais devenir prêtre ! » Celui qui parle ainsi découvre forcément quelque chose de sa vie intime à celui qui l'écoute ; il ouvre une fenêtre sur lui-même d'où l'autre peut le regarder et lire sa vie comme dans un livre qui a commencé de s'ouvrir. Tout naturellement s'engage un dialogue. Surgissent des questions : Depuis quand ? Comment ? Pourquoi ? Jean-Marie Vianney a répondu avec spontanéité : « Je voudrais gagner beaucoup d'âmes à Dieu. »
Est missionnaire celui dont l'élan intérieur ne s'use pas avec le temps
L'annonce d'une vocation est, en fait, l'expression d'une dynamique en marche. Elle est portée par un élan profond. Chez Jean-Marie Vianney, cet élan est manifestement missionnaire, un élan qui ne sera jamais pris en défaut. Sa vie qui s'est déroulée au même endroit pendant 41 ans est la preuve que le missionnaire n'est pas d'abord celui qui va au loin, mais celui dont l'élan intérieur ne s'use pas avec le temps, qui garde la fraîcheur des origines.
N'est-ce pas cette réalité spirituelle qui donne sa juste profondeur au renouvellement de nos promesses sacerdotales ? Car, quel que soit le point où nous nous trouvons sur la trajectoire de notre existence - 5 ans, 10, 20, 40, 50 ans de vie sacerdotale, ou plus encore ! - nous renouons avec l'appel du premier jour et avec l'élan intérieur qui l'accompagnait.
Bien sûr, avec le temps, l'appel et la réponse ont «pris des couleurs ». Les couleurs des joies et des peines de nos ministères, la richesse des découvertes, la joie du semeur qui voit grandir la semence, la fatigue du chemin, les résistances à la grâce, la persévérance dans les zones de turbulence.
Redire aujourd'hui, avec les mêmes mots, les promesses prononcées le jour de notre ordination, c'est continuer d'apporter une réponse libre et joyeuse au premier appel, alors que nous avons aujourd'hui une connaissance plus approfondie de ce que veut dire « être prêtre » ! Nous redisons « oui » en sachant mieux quel est son contenu, mais sans avoir encore fait le tour complet de ce qu'il exigera de nous ! C'est donc un « oui » redonné dans la confiance. Un « oui » entouré d'obscurité, mais qui prend appui sur l'appel de Dieu.
Sans le prêtre, la mort et la passion de notre Seigneur ne serviraient de rien
Ainsi, ce jour-là, à Nazareth, Jésus a révélé sa vocation, la raison d'être de sa vie. Ce sera alors le commencement d'un procès qui ira en s'amplifiant et qui durera jusqu'à la fin. Ce procès ? C'est celui de son identité : qui est-il ? « Qui prétends-tu être ? » ? « Toi qui n'es qu'un homme, tu te fais Dieu ! »
S'il est ce qu'il dit, la face du monde s'en trouve forcément changée ! Chaque être humain qui entre en relation avec LUI est mis en demeure de se prononcer ! Et c'est par rapport à Lui que se joue sa destinée. Les paroles de Jean-Paul II, lors du Jubilé de l'An 2000, sont sans équivoque : « Le Christ est la réalisation de l'aspiration de toutes les religions du monde, et par cela même, il en est l'aboutissement unique et définitif. » (Tertio Millennio, 6-8).
L'affirmation est si puissante que plus personne ne peut dormir tout à fait tranquille. Car justement, cette question sur l'identité de Jésus se répercute sur chaque prêtre : « Qui est le prêtre ? » Il ne suffit pas pour lui de décrire son histoire personnelle, mais de rendre compte des paroles de Jésus. Par exemple : « Qui vous écoute m'écoute » « Faites cela en mémoire de moi ! »
Aussi, quand au soir d'une ordination, les lumières de la liturgie se sont éteintes, les fumées de l'encens se sont dissipées, les orgues se sont tues, la foule s'est dispersée, le nouvel ordonné sait - dans la solitude et le silence de sa chambre - que son être, qui a reçu le sceau du Christ-Tête, est désormais à la disposition d'un Autre : le Christ. Son intelligence, ses forces, son coeur serviront à l'avenir les intérêts de Dieu. Les actes qu'il fera en son nom : baptême, absolution, consécration, auront même valeur que ceux de Jésus, parce qu'en réalité, ce seront vraiment les siens, ceux de Jésus.
Il n'est donc pas surprenant que l'identité de Jésus et le mystère qui l'entoure se répercutent sur le prêtre. « Si nous n'avions pas le sacrement de l'ordre, disait Jean-Marie Vianney, nous n'aurions pas Notre-Seigneur. » « Sans le prêtre, la mort et la passion de notre Seigneur ne serviraient de rien. » Et s'il y a eu procès contre la personne de Jésus, il y en aura aussi contre le prêtre. Jean-Marie Vianney disait encore : « Lorsque l'on veut détruire la religion, on commence par attaquer le prêtre. »
Le prêtre accueille en lui-même les sentiments qui sont dans le Christ Jésus
Aujourd'hui, on veut marier le prêtre ; on se complaît à voir dans son célibat la cause de toutes défaillances. On voudrait qu'il ne se distingue en rien des autres. Etre un homme comme tout le monde ! Mais alors, si le prêtre ne porte plus en lui le mystère du Christ, à quoi bon être prêtre ? Si rien de la personne et de la vie du Christ n'apparaît dans son existence, en quoi consistera son ministère, sinon à faire ce que tout le monde fait, à penser ce que tout le monde pense ? Et n'être plus qu'un miroir qui renvoie à l'homme sa propre image ! Un homme réduit à lui-même... Un humanisme sans Dieu.
Mais en actualisant dans l'histoire des hommes les paroles et les gestes du Christ, le prêtre ne reste pas étranger à ce qu'il fait. Il accueille en lui-même « les sentiments qui sont dans le Christ Jésus ». Il n'est pas seulement un serviteur obéissant qui se soumet aux ordres de son maître, il est « son Ami », un Ami dont le coeur cherche à battre à l'unisson de celui de l'Ami ! Et c'est ainsi que nous tenons du Curé d'Ars une des plus belles définitions du sacerdoce : « Le sacerdoce, c'est l'amour du coeur de Jésus. »
Et c'est parce que le prêtre appartient par tout lui-même au Christ « qu'il est radicalement au service des hommes. » Il est « distinct »... mais non pas étranger. Il est différent... mais non pas lointain. Il est reconnaissable... mais non pas inabordable !
Il restera toujours vrai que peut se glisser une distance entre ce que fait le prêtre et ce qu'il vit dans sa propre intériorité. Entre "l'extérieur" et "l'intérieur", entre l'efficacité sacramentelle et sa situation existentielle concrète. C'est la raison pour laquelle le Pape a ouvert une année sacerdotale en en indiquant clairement le but. Il s'agit, a-t-il dit, de « favoriser la tension des prêtres vers la perfection spirituelle. »
Le saint Curé d'Ars n'était pas si loin de cet appel du Pape quand il répondait aux questions de l'évêque qui demandait : « Comment transformer le diocèse ? » : « Il faut faire de tous les prêtres des saints ! ». Car en effet, « là où les saints passent, Dieu passe avec eux. » Et rien n'est impossible à Dieu.
Un prêtre sans presbyterium n'existe pas
Mais revenons encore une fois à celui qui vient d'être ordonné. Quelle est sa première action comme prêtre ? C'est la concélébration. A peine revêtu des vêtements liturgiques, il prend place au côté de l'évêque et au milieu du presbyterium. Il va célébrer pour la première fois comme prêtre la Messe. « Ceci est mon corps livré... Ceci est mon sang versé... ». Le lendemain, avec sa famille et ses proches, ce sera déjà la seconde messe !
Cet événement de la concélébration - qui est à la fois liturgique et ecclésial - est d'une grande portée. Dans le même temps où nous sommes devenus prêtres, nous sommes devenus membres d'un presbyterium. Nous sommes entrés dans le corps sacerdotal. Un prêtre sans presbyterium n'existe pas. Il n'y a pas d'apôtre sans le collège des Douze, Un prêtre isolé - sans lien avec ses frères - est du point de vue ecclésiologique une fiction. C'est que l'?uvre du ministère et de la mission n'est pas l'affaire d'un seul, mais d'une Eglise tout entière.
Certes, il n'y a pas de corps social qui soit autant habité par des individualités aussi fortes et aussi affirmées - parfois aussi indépendantes - que la réalité d'un presbyterium. Le risque est toujours présent de s'établir sur "son" territoire et d'oublier que ce territoire n'est qu'une cellule d'un corps plus vaste, dont chacun, par vocation, est appelé à se préoccuper. C'était la hantise de saint Paul qui portait "le souci de toutes les Eglises". Aujourd'hui comme hier, c'est le même appel qui est adressé à chacun : ?uvrer ensemble en nous souvenant que le tout premier acte de notre sacerdoce a été la concélébration avec des frères pour faire advenir ensemble, parmi les hommes, la présence du Christ.
Si l'on est frère dans le sacrement, on ne peut pas, l'instant d'après dans le quotidien du ministère, se regarder comme des concurrents, comme des rivaux. On ne peut pas se jalouser, puisque nous travaillons ensemble dans la même vigne et que nous portons ensemble le poids du jour, et partageons les mêmes joies de l'annonce du Royaume.
Plus que cela, nous sommes appelés à nous soutenir mutuellement, à nous corriger même, s'il le faut, plutôt que de laisser aller les critiques exprimées dans l'obscurité, et non dans le face à face de l'amitié fraternelle. Bref, de ne pas céder à ce mouvement de repli dont la Bible se fait l'écho par la voix de Caïn : "Suis-je le gardien de mon frère ?" Dans un presbyterium, nous sommes tous les gardiens les uns des autres, des uns par les autres ! Par la communion fraternelle, le Royaume se construit et nous nous affermissons nous-mêmes ! La vie du Curé d'Ars est là encore pour nous apporter le témoignage d'une fraternité exemplaire : son dévouement pour aider les confrères, sa table ouverte...avec une bonne nourriture, le jour de la réunion du doyenné ; surtout une bienveillance et une amabilité jamais prise en défaut.
Contribuer à instaurer le règne de Dieu selon des itinéraires qui nous échappent
Il est vrai que la lassitude peut nous gagner. Il est vrai que nous ne voyons pas toujours les fruits de nos efforts. On peut alors se reporter une dernière fois à l'histoire de Jean-Marie Vianney. Si le chanoine Balley n'avait pas recueilli chez lui Jean-Marie Vianney pour lui faire poursuivre le chemin vers une hypothétique ordination, s'il s'était dit que cela n'en valait pas la peine, nous ne serions pas aujourd'hui à Ars et Jean-Marie Vianney n'aurait pas été donné comme un modèle aux prêtres. La portée de ce que nous faisons n'apparaît jamais dans le moment où nous le faisons.
Que l'on songe également à ce qui s'est passé au XXe siècle avec Jean-Paul II, nouvellement élu pape, il disait au Cardinal Wyszinski, lorsque celui-ci est venu lui faire acte d'obédience : "Si toi, tu n'avais pas tenu dans l'adversité, si tu n'avais pas résisté en exposant ta vie et en acceptant la prison, si tu n'avais pas été audacieux face à l'adversaire, il n'y aurait pas aujourd'hui un pape polonais sur le siège de Pierre." Autrement dit, c'est maintenant seulement que tu peux mesurer la fécondité de ta fidélité. Dans les moments où tu résistais, tu ne voyais rien ! Cette leçon de l'histoire se renouvelle sans cesse. Elle continue de nous être donnée aujourd'hui.
En vivant courageusement notre ministère, là où Dieu nous a placés, nous contribuons à instaurer le règne de Dieu selon des itinéraires qui nous échappent. La réponse qu'apporte la miséricorde - si bien mise en valeur par Jean-Paul II - prépare dans le monde de nouveaux printemps dont nous ne percevons pas, avec nos vues limitées, les routes qu'elle empruntera à l'avenir. Notre tâche, c'est d'être fidèles. Là où le Seigneur nous a placés. Accepter de travailler dans l'obscurité, sans jamais cesser de croire que le soleil brille au-delà des nuages ! Notre fidélité, notre ardeur à la mission dépendent de notre foi ! Plus tard nous verrons !
Le Curé d'Ars disait : "Viendra un temps où les hommes seront si fatigués des hommes qu'on ne pourra plus leur parler de Dieu sans qu'ils se mettent à pleurer." Dans les jours qui sont les nôtres, il nous suffit de connaître ce qu'est l'essentiel de notre ministère : orienter le monde vers Dieu. Le Cardinal Suhard écrivait, en parlant du prêtre et de sa mission : "Comme le Christ, le prêtre apporte à l'humanité un bienfait sans égal : celui de l'inquiéter. Il doit être le "ministre de l'inquiétude", le dispensateur d'une soif et d'une faim nouvelles..., ce tourment de l'infini qui fait pousser aux mystiques et aux penseurs de tous les temps, des cris d'appel si bouleversants." (Le prêtre dans la cité, p. 32).
+ Père Guy Bagnard
Evêque de Belley-Ars