2011-03-11 - Edito : La vogue du prêt-à-porter
La liturgie occupe une place importante dans le ministère du prêtre. Avec les souplesses que Vatican II a introduites dans les célébrations, pour les rendre plus proches de l'assemblée - à commencer par l'emploi de la langue du pays - les demandes se sont multipliées pour qu'elles s'ajustent toujours davantage aux voeux des participants. C'est ainsi qu'au fil des années, le prêtre célébrant s'est vu confronté à toutes sortes de sollicitations.
J'ai été moi-même le témoin de demandes inattendues. Je pense, entre autres, aux funérailles d'un prêtre du diocèse. Le curé en fonction avait reçu les neveux et les nièces pour préparer avec eux l'office. Un point était resté en suspens. Les neveux voulaient - pour ne pas dire : "exigeaient" ! - que la première lecture de saint Paul sur la Résurrection soit remplacée par un poème de leur composition en l'honneur de leur oncle défunt. Alors que s'approchait l'heure de la célébration, le débat n'était toujours pas clos. Ne voulant pas commencer l'office dans un contexte de tension, je suis allé parlementer en expliquant qu'il n'était pas envisageable de supprimer la Parole de Dieu dans une célébration chrétienne. Du reste, leur oncle n'aurait sûrement pas admis que la Parole de Dieu disparaisse au bénéfice d'un poème faisant son éloge. Par contre, il était tout à fait possible que leur poème puisse trouver sa place au moment de l'absoute. C'est ce qui fut accepté et l'on put ouvrir la liturgie dans un climat de sérénité retrouvée !
La liturgie chrétienne est un ardent appel à la miséricorde de Dieu
Ce genre de situation semble se multiplier ! Les offices auraient tendance à suivre la mode du "prêt-à-porter" : ce que l'on veut, comme l'on veut ! Il s'inscrit dans un contexte qui marque aujourd'hui tous les esprits, celui du rapport "qualité-prix" : négocier le maximum, en déboursant le minimum ! Je ne crois pas que les prêtres voient d'abord, dans ces demandes, la remise en cause de leur propre autorité et qu'ils réagissent comme si l'on s'en prenait à leur "pouvoir". Ce qui les atteint en profondeur, c'est bien plutôt le sentiment de la défiguration que l'on fait subir à la liturgie dont, comme prêtres, ils ne sont que les serviteurs.
Il faut, bien entendu, se garder de la rigidité de celui qui ne supporte aucune modification de détail. Aujourd'hui, à peu près partout, les célébrations des funérailles se préparent avec les familles en lien avec les équipes de liturgie. La présentation du défunt est faite le plus souvent par l'un des membres de la communauté ; les intentions de la prière universelle sont habituellement préparées par des proches ; le choix des lectures bibliques est également largement ouvert. Bref, toutes ces possibilités sont mises en oeuvre.
Mais au-delà de ces éléments qui varient, et qui adaptent la liturgie au mieux de l'assemblée, il y a des constantes auxquelles on ne peut toucher, sous peine de détourner la liturgie chrétienne de sa véritable orientation ! Ainsi, par exemple, les funérailles chrétiennes ne peuvent se transformer en un "éloge funèbre" ! Elles ne sauvegardent leur signification que si est manifesté clairement le mouvement par lequel on présente à la miséricorde de Dieu la vie de celui qui s'en va.
L'assemblée se réunit, non pas d'abord pour "encenser" le défunt, mais pour supplier le Seigneur de le prendre en pitié, de l'accueillir malgré les fautes qui ont jalonné son existence. Bref, la liturgie chrétienne est un ardent appel à la bienveillance de Dieu !
"Nous irons tous au Paradis !" ne fait pas partie du rituel des funérailles chrétiennes
Dans sa vieillesse, on demandait à Julien Green quelles étaient les premières paroles qu'il allait adresser à Dieu au moment de sa mort. Il répondait : "Je n'aurai qu'une chose à Lui demander : mon Dieu, pardonne-moi ! " Qui peut, en dehors de Dieu, mesurer la responsabilité de chacun ? Qui peut établir le degré de gravité d'une faute ? Qui peut dire à l'avance que le défunt n'aura pas besoin de la prière de ses frères et soeurs ? Le dogme contemporain : "Nous irons tous au Paradis !" ne fait pas partie du rituel des funérailles chrétiennes. Oublier cette orientation majeure de la liturgie, c'est méconnaître le caractère dramatique du péché ; c'est oublier que l'homme peut "se perdre", qu'il peut littéralement "manquer" Dieu. Le salut des pécheurs faisait le tourment du Curé d'Ars ! Le plus souvent, la perte du sens du péché est liée à l'affaiblissement de la foi.
Néanmoins, la conscience personnelle ne reste jamais totalement étrangère au mal commis ; elle est sourdement habitée par le sentiment d'une profonde culpabilisation ; elle se charge - malgré elle - d'un poids dont elle ne parvient pas à se libérer ; n'ayant personne à qui exprimer sa détresse intérieure, elle se tourne alors vers l'extérieur. "Certains, écrit le Père de Lubac, ne veulent plus connaître que le péché collectif, "objectivisé", le péché social, c'est-à-dire toujours celui des autres. On se forge de la sorte un univers où le mal est pourtant dénoncé, nulle part avoué, toujours subi, jamais commis. En opérant ce déplacement du mal qui est dans l'homme au mal qui est dans les structures, on se trouve conduit de surcroît à l'idée que l'homme est essentiellement bon, que seule la société le corrompt et qu'il n'est nul besoin d'une conversion du soeur."
Il est d'ailleurs assez paradoxal - en écoutant les sondages - de constater que l'opinion publique exige que celui qui a commis une faute ne puisse pas échapper à la Justice et doive "payer" jusqu'au dernier centime. D'où cette recherche effrénée du coupable, qui s'accompagne d'une judiciarisation généralisée grâce à laquelle chacun cherche à se protéger, en définitive, à "tirer son épingle du jeu".
Chacun est lié à l'autre et peut agir pour son bien dans la communion des saints
Si les funérailles chrétiennes appellent la miséricorde de Dieu sur le défunt, elles mettent aussi en valeur la solidarité de tous les hommes entre eux. La foi chrétienne affirme que la prière des vivants pour le défunt touche mystérieusement le soeur de Dieu. Chacun est lié à l'autre et peut agir pour son bien dans la communion des saints. En priant pour lui, en suppliant Dieu de le prendre près de lui malgré son péché - "Seigneur, efface sa faute ! Seigneur, oublie son péché !" - nous acceptons de prendre notre part de responsabilité vis à vis de son existence humaine et de sa destinée éternelle. En quelque sorte, nous ne serons pleinement heureux que si nous nous retrouvons ensemble près de Dieu.
Mais l'échange s'opère aussi du défunt vers les vivants. Car la vie de celui qui s'en va témoigne aussi du bien qu'il a fait, parfois manifesté dans des actions exemplaires ! Les évoquer, ce n'est pas d'abord chercher à faire son éloge. C'est avant tout inviter la communauté à avancer sur ce même chemin. C'est accepter de recevoir de sa vie un message qui appelle chacun à transformer sa propre vie, bref, à entrer dans la conversion : quel bien le défunt m'invite-t-il à accomplir dans ma vie ? Que me faut-il changer pour être plus fidèle au message qu'il m'adresse ?
On le voit, la liturgie des funérailles chrétiennes obéit à des vérités centrales de la foi ; elle ne peut s'en écarter sans entraîner la perte de son identité. En somme, ce moment privilégié est l'occasion d'une véritable catéchèse ; généralement, les circonstances s'y prêtent, car les esprits, touchés par l'épreuve, sont perméables et très réceptifs. L'art du pasteur est d'accueillir les personnes sans dénaturer la liturgie dont il est le garant et le gardien
+ Père Guy Bagnard
Évêque de Belley-Ars