Régner, c’est servir
Il a 95 ans, quand le Pape Pie XI institua la fête du Christ Roi, c’était dans le contexte d’un monde qui commençait déjà à se « séculariser », c’est-à-dire qui se concevait de plus en plus en refusant la référence au Créateur et qui prétendait s’édifier sans Dieu. Reconnaissons au passage qu’en Occident, depuis 1925, la situation n’a fait que de se dégrader.
L’instauration de cette fête du Christ Roi, pour clôturer l’année liturgique, visait donc en quelque sorte à défendre « les droits de Dieu », en rappelant avec vigueur la souveraineté absolue de Dieu sur le monde, et ceci dans l’intérêt de l’homme lui-même.
Nous pouvons malheureusement constater qu’une société qui prétend se construire sans Dieu n’a plus de fondements objectifs à la dignité humaine et que cette société se construit alors aux dépends des créatures humaines : c’est le règne du plus puissant et de l’arbitraire qui l’emportent, au détriment des personnes les plus fragiles. Nous l’avons vérifié hier avec le nazisme et le marxisme. Nous le vérifions encore aujourd’hui avec le libéralisme et le consumérisme.
L’instauration de la fête du Christ Roi visait donc d’abord à affirmer la transcendance de Dieu Créateur, dans l’intérêt de l’homme lui-même. Mais il s’agissait aussi, face à certaines déviations de la piété, de souligner que le Christ, qui s’est fait proche en prenant notre condition humaine, n’est pas seulement notre frère, notre compagnon de route ; mais que Jésus, en sa qualité de Fils de Dieu, est notre Seigneur et notre Chef. Nous lui devons donc le respect et l’obéissance qui sont dus au Créateur.
Mais demandons-nous qu’est-ce que cela signifie plus précisément d’affirmer que le Christ est roi ? Ne perdons pas de vue que le titre que nous affectons ainsi au Christ est d’abord un titre emprunté au vocabulaire de la vie politique. Si vous consultez un dictionnaire au mot « roi », il offre ce genre de définition : « Chef d’Etat investi de l’autorité suprême ». Or, comme vous le savez, le Christ est nullement comparable à un chef d’Etat. Lui-même s’en est clairement défendu lors de son procès, en affirmant à Pilate : « Ma royauté n’est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici. » (Jean 18, 36).
C’est l’Ecriture Sainte qui nous libère de l’écueil d’une interprétation politique et nous révèle en quel sens nous devons entendre la royauté du Christ. Laissons donc résonner la Parole de Dieu que nous venons d’entendre à l’instant et relevons ce qu’elle nous enseigne sur la royauté de Jésus ! Tout d’abord, la lecture du livre d’Ezéchiel nous révèle que le Christ est roi parce qu’il est pasteur. Le Prophète Ezéchiel annonce que Dieu s’implique personnellement dans la conduite de son peuple, à la manière d’un berger qui conduit son troupeau.
Vous avez certainement repéré que deux thématiques dominent pour dépeindre l’action de Dieu en notre faveur. Il s’agit, d’une part, des termes qui tournent autour de la notion de soin : s’occuper, veiller, faire paître, faire reposer, garder ; et, d’autre part, le vocabulaire qui exprime la notion de salut : délivrer, chercher, ramener, panser, rendre des forces. Dieu est semblable au berger qui recherche la brebis perdue, pour la ramener au bercail. Il délivre les bêtes égarées dans l’obscurité de la nuit pour les rassembler avec le reste du troupeau. Il recherche la brebis blessée et prend soin de celle qui est faible. Il veille sur le troupeau pour le tenir dans l’unité.
Nous reconnaissons donc ici une véritable description du ministère du Christ, qui affirme d’ailleurs lui-même dans l’évangile selon St Jean : « Je suis le bon pasteur, le vrai berger. » Et Jésus poursuit alors : « Le vrai berger donne sa vie pour ses brebis (…) Moi, je suis le bon pasteur. Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent » (Jean 10, 11 et 14). De fait, on reconnaît bien le Christ comme celui en qui s’accomplit pleinement la promesse du livre d’Ezéchiel. Ainsi, nous prenons conscience que le Christ n’est pas un roi à la façon des rois terrestres, qui se font servir et qui ont des sujets pour les défendre. Mais la situation est totalement inversée : c’est lui qui défend ses sujets. Et son pouvoir est décrit comme celui de faire vivre.
En entendant le prophète Ezéchiel, nous avons donc été entraînés à faire confiance à un tel roi divin. Et nous avons répondu en chantant avec le psalmiste : « Le Seigneur est mon berger, rien ne saurait me manquer ». Nous avons affirmé que pouvons avancer dans la confiance absolue : « Il me conduit par le juste chemin pour l’honneur de son nom ». Et puis nous avons confessé qu’avec lui, nous n’avons rien à craindre : « Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal » (Psaume 22).
Dans la 2° lecture, saint Paul, s’adressant aux Corinthiens, manifeste que le Christ est roi parce qu’il est vainqueur de la mort. Le combat du Christ, c’est le combat contre la mort, qui est le fruit du péché. Le but final que poursuit le Christ, nous dit saint Paul, c’est de « remettre le pouvoir royal à Dieu le Père, après avoir anéanti » toutes les puissances du mal. « Quand tout sera mis sous le pouvoir du Fils, lui-même se mettra alors sous le pouvoir du Père qui lui aura tout soumis et ainsi Dieu sera tout en tous. »
Qu’est-ce que cela signifie au juste ? « C’est nous qui serons le royaume de Dieu, lorsque nous aurons été rendus conformes à la gloire de son corps (…) - explique saint Hilaire de Poitiers -C’est nous qu’il remettra à Dieu, après nous avoir constitués Royaume de Dieu par la glorification de son corps. » (Saint Hilaire de Poitiers, De Trinitate, XI, 38-39). Le but poursuivi par le Christ, c’est donc de faire de nous tous, qui sommes les membres du Corps dont il est la Tête, le royaume de l’amour.
Il entend nous entraîner dans le don d’amour infini qu’il fait de lui-même, et nous faire entrer avec lui dans l’attitude filiale vis-à-vis du Père. Bref, de glorifier le Père en procurant à ce dernier la joie de contempler en nous l’image du Fils unique qui diffuse son amour. Cela revient à dire que Dieu n’a pas d’autre ambition que celle de la domination de la vie qui se donne et de l’amour parfait.
Quant à l’évangile de ce jour, celui-ci nous révèle que le Christ n’est roi qu’en solidarité avec les plus petits de ses frères humains. Nous le savons, le Christ est celui qui, dans un choix dicté par l’amour, connaît lui-même les situations humaines les plus basses et les plus humiliantes. Et ce, depuis le dénuement de la naissance à Bethléem et l’exil en Egypte, jusqu’à un procès inique, une condamnation sans appel, l’abandon par les autorités comme par ses proches, et finalement la mort infâmante de la croix, comme celle d’un vulgaire esclave.
Ainsi que nous pouvons le constater à chaque page de l’Evangile, Jésus s’identifie à tous les plus petits de la société, à tous ceux que l’on traite avec mépris et que l’on considère comme des déchets : ceux qui ont faim et soif, ceux qui sont étrangers, nus, malades, en prison… Sa présence est donc quotidienne en chacun des plus démunis que nous côtoyons, en chacun de ceux qui réclament notre attention, en chacun de ceux que nous sommes appelés à servir. En d’autres termes, nous ne pouvons pas prétendre être les véritables sujets de ce roi, nous ne pouvons pas prétendre le servir authentiquement, si nous n’honorons pas et ne servons pas tous les plus petits de la société humaine, depuis l’enfant en gestation dans le sein maternel, jusqu’au vieillard, en passant par le malade en fin de vie et l’étranger qui cherche asile.
Enfin, le Christ est roi parce qu’il exerce le jugement. C’est ce que nous avons entendu à la fois dans la 1° lecture et dans l’évangile. Il discerne, il révèle la vérité, il opère un jugement et il sépare, comme le berger sépare les brebis des chèvres. Et Jésus nous avertit aujourd’hui que nous sommes mis en présence du Roi qui exerce le jugement, lorsque nous sommes face à tous les plus petits et plus faibles de ce monde (ceux qui ont faim, soif, ceux qui sont étrangers, nus, malades, en prison). Nous sommes jugés en fonction de l’attitude que nous adoptons à leur égard.
Nous sommes donc en quelque sorte sommés de prendre parti pour Dieu, en prenant parti pour celui qui se trouve dans la détresse, et en qui nous avons à reconnaître le Christ souffrant. Si nous choisissons de l’ignorer, par le fait même, c’est nous-mêmes qui nous excluons du royaume de l’amour, qui renonçons à la félicité éternelle avec Dieu Trinité.
N’oublions pas que, par le baptême, nous participons à la royauté du Christ. « Désormais vous faites partie du peuple de Dieu, vous êtes membres du corps du Christ et vous participez à sa dignité de prêtre, de prophète et de roi », proclame le rituel du baptême. Nous avons été « choisis pour servir en présence du Seigneur », affirme quant à elle la deuxième Prière Eucharistique. Nous reconnaissons que le Christ est notre roi, notre Maître et Seigneur, dans la mesure où nous acceptons de nous laisser entraîner par lui dans la dynamique du service de nos frères humains. Car régner, c’est servir ! Le plus grand, c’est celui qui se fait l’humble serviteur de tous avec le Christ !
+ Pascal ROLAND